Cannes 2025 : L’AGENT SECRET

21/05/2025 - Par Emmanuelle Spadacenta
Dans le sous-genre prolifique du « film de dictature sud-américaine », L’AGENT SECRET déjoue les attentes et subvertit les codes. Une réussite formelle et politique – et un sérieux prétendant à la Palme – qui nécessite toutefois d’être armé.

Il est avec Walter Salles le plus connu des cinéastes brésiliens en exercice et, comme son compatriote cette année avec JE SUIS TOUJOURS LÀ, Kleber Mendonça Filho se penche avec L’AGENT SECRET sur la dictature brésilienne – « une période semée d’embûches » dit-il maniant l’euphémisme – dans un retour en arrière comme une biopsie d’aujourd’hui. L’ère Bolsonaro encore fraîche et la montée des fascismes partout dans le monde ne montrant aucun signe de faiblesse, il s’offre les services de la superstar brésilienne et hautement politisée Wagner Moura – crédité producteur, d’ailleurs, et d’une sobriété formidable dans le film – pour un thriller refusant les diktats du genre. Déjà, parce que derrière ce titre pragmatique, le héros du film n’est pas agent secret. Et il va falloir s’armer de patience pour parvenir à silhouetter cet homme visiblement en fuite, qui, alors qu’il a besoin d’essence, s’arrête à une station déserte avec pour tout épouvantail un cadavre gisant là depuis trois jours et que personne ne vient chercher. La scène, longue, est sidérante et donne le ton d’un film qui s’intéressera autant, dans un premier temps, au climat délétère de tout régime autocratique – le spectateur n’a d’ailleurs pas forcément les clés pour tout appréhender – qu’au destin de son protagoniste, dans un second temps. Que vient-il faire à Récife ? Quelle est cette pension où il emménage ? Pourquoi abrite-t-elle une chatte à deux têtes ? Que va faire Marcelo dans ce commissariat éphémère installé à l’Institut des identifications ? Pourquoi ne vit-il pas avec son fils ? Le petit ira-t-il voir LES DENTS DE LA MER, même si son affiche lui file des cauchemars ? Qui est ce Dr Euclides, si heureux que le Carnaval soit un carnage ? Et à qui appartient cette « jambe poilue » qu’on a retrouvée dans la gueule d’un requin ? Un premier jeu de pistes, peut-être parfois confus, où la tension et l’absurde se disputent l’écran. N’est-ce pas là la bonne façon de planter le décor de la dictature, régime qui dépasse l’entendement, que d’alterner le mystère, le suspense, l’humour à froid et l’ubuesque ? Les choses reviennent ensuite doucement dans l’ordre, dans un second film moins labyrinthique mais trépidant : il sera question de police corrompue, d’ex-militaires reconvertis en hommes de main et du musèlement de tout ce qui ne correspond pas à la ligne politique. Mais il ne faut pas chercher dans L’AGENT SECRET une grande histoire de résistance, plutôt l’inventaire des raisons d’être la cible du régime et le réseau qui permet d’y survivre. Ce film à la beauté formelle éclatante – l’un des rares films en scope du Festival, merci infiniment – évoque aussi le Brésil des années 70 à travers son cinéma, ces grandes salles mythiques qui servent de repères de « malfaiteurs » et qui résistent, par nature, à l’oppression. Non content de tirer des lignes des dictatures d’antan aux fascismes de notre époque, Kleber Mendonça Filho parle bien sûr d’hier pour mieux soigner aujourd’hui : il insère une sous-intrigue contemporaine dans laquelle des universitaires épluchent le témoignage de Marcelo et de ceux qui l’ont aidé. Le Brésil n’a pas encore fait le post-mortem de la dictature, c’est peut-être pour cela qu’elle est vouée à revenir. C’est d’ailleurs le fils de Marcelo, pourtant étranger aux malheurs de son père, qui en parle le mieux, sans le savoir ; les fantômes de la dictature, c’est comme les requins : les cauchemars cessent quand on les confronte.

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Sortie : 14.01.26
De : Kleber Mendonça Filho
Avec : Wagner Moura, Gabriel Leone, Maria Fernanda Cândido, Alice Carvalho
Pays : Brésil
Durée : 2h40
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