CARLA & MOI : rencontre avec Jason Schwartzman

25/10/2024 - Par Aurélien Allin
De l’importance du costume à la place de la caméra, l’acteur explique comment il a bâti le personnage de la comédie douce-amère de Nathan Silver.

Deux ans après l’avoir rencontré à Cannes pour sa remarquable prestation dans ASTEROID CITY, on a retrouvé Jason Schwartzman pour parler de CARLA & MOI de Nathan Silver, dans lequel il fait une nouvelle fois preuve de sensibilité et de subtilité, dans le rôle de Ben, chanteur de synagogue qui a perdu sa voix après la mort de sa femme. Un personnage contrit, maussade, qui erre dans un manteau trop grand, au beau milieu des rues enneigées d’une ville déprimante du New Jersey. Il n’empêche : derrière le masque de tristesse de Ben, on retrouve en lui toute l’élégance de ce comédien assez rare et discret qui, depuis 25 ans, réussit à rendre bouleversants et attachants des personnages au fort potentiel agaçant. Costume, tables de mixage et Kurt Vonnegut : discussion et digressions avec Jason Schwartzman.

Il y a deux ans, vous me disiez que le début du Covid n’avait pas été facile pour vous car vous aviez dû rester dans votre personage de FARGO, juste au cas où le tournage reprendrait, sans savoir vraiment comment faire. Dans CARLA & MOI, Ben ne peut plus chanter à cause de son deuil. Est-ce que vous avez mis certaines de vos peurs de l’époque Covid dans ce film ?
Jason Schwartzman : Vous voulez dire, l’idée de ressentir quelque chose du passé qui reste en soi ?

Oui et savoir comment on continue après la perte de quelqu’un ou de quelque chose…
Oh, absolument. Je n’y avais pas encore pensé en ces termes mais vous l’entendre dire de cette façon, ça me parle. Ce personnage, Ben, est tellement déconnecté du temps… Il est comme gelé sur place. Vivre dans ces conditions, ce n’est pas vraiment vivre. C’est être dans une sorte de boucle qui ressemble de loin à la vie, mais qui ne l’est pas. Et ça me paraît très proche de ce qu’on a vécu avec le Covid. Mais le truc avec le deuil et la perte, c’est qu’il est nécessaire d’aller de l’avant. On n’a besoin de la permission de personne pour le faire. Juste de la nôtre.

Vous êtes un visage très familier des spectateurs de ma génération, quelqu’un qu’on suit depuis 25 ans et qui accompagne notre cinéphilie. Mais en voyant CARLA & MOI, pour lequel vous avez pris du poids, j’ai réalisé que, dans vos films, vous altérez en fait souvent votre apparence, même de manière subtile.
Oui, c’est vrai.

Et pourtant, vous semblez être le même. Comme si vos costumes ou vos transformations ne pouvaient pas atténuer la familiarité que l’on a avec vous.
Je trouve ça formidable car c’est typiquement le genre de prestations que j’adore chez les autres acteurs. J’aime ressentir cette familiarité avec un acteur, mais qu’il y ait pourtant toujours ces subtiles nuances et différences. Pour moi, c’est un peu comme… OK, c’est différent mais ça me rappelle quand même quand des groupes sortent une chanson et, sur l’EP, il y a quelque chose comme cinq versions différentes. Il y a la version a cappella, le remix, la version lente, etc. Je les écoute et je les trouve toutes intéressantes. Parfois, j’ai ce sentiment pour les acteurs, surtout quand un acteur sort deux films très rapprochés dans le temps. J’ai la sensation que ses deux prestations sont des remixes l’une de l’autre. J’adore ça. « OK, c’est la même version de ce type, mais en plus fort ». Ce genre de subtilités, ça me suffit parfaitement !

« Wes (Anderson) a été le premier cinéaste à me conseiller de porter mon costume tout le temps, même en dehors du tournage. »

En un sens, on voit à la fois le personnage et l’acteur. Vous ne disparaissez pas complètement…
Vous savez, je pense à ça tout le temps, en tant que spectateur. Comme vous le dites, je suis conscient de voir un personnage et de voir un acteur en même temps. C’est bizarre… La littérature est bien sûr un média très différent mais la dernière fois j’écoutais cette interview de Kurt Vonnegut et il disait quelque chose de très intéressant. Il expliquait que, quand un bouquin est adapté en film, ils mettent toujours de côté un personnage très important : l’auteur. Et il ajoutait que, lorsqu’on lit « Gatsby le magnifique », on pense toujours, dans un coin de nos têtes, à F. Scott Fitzgerald. Il est partie intégrante de son roman. Alors Vonnegut disait que s’il avait dû faire un film adapté de Hemingway, « Pour qui sonne le glas » ou autre, toutes les trente minutes il aurait fait apparaître une photo de Hemingway dans un coin de l’écran – il regarderait juste le public, avant de disparaître. Je trouve l’idée intéressante : il y a le personnage mais l’acteur est presque cet autre personnage qui est là sans l’être. Moi, en tant que spectateur, j’aime l’idée de réagir à ce que je vois dans le film et à ce que je sais des personnes réelles qui le font, et essayer de voir le mouvement que ça crée. Je suis conscient des deux en même temps.

Pour revenir à l’apparence, dans CARLA & MOI vous portez ce manteau bien trop grand, qui en dit beaucoup sur le personnage. Vous êtes de ceux que ça aide, le costume, pour construire le personnage ?
Oh oui, tout à fait. Il y a plusieurs moments où l’on apprend beaucoup d’un personnage, et les essais costumes sont l’un des premiers, là où vous commencez à recevoir certaines des informations majeures sur le rôle. Notamment parce qu’il s’agit d’une des premières fois où vous rencontrez l’équipe de production. Vous allez dans les bureaux, vous voyez des photos sur le mur, des moodboards, etc. Vous emmagasinez des informations sur ce qu’est le film, plus globalement. Des infos sur sa vibration, sur son esprit. Dans ces moments, j’aime ces petits instants où le chef costumier ou la cheffe costumière dit : « Ce personnage est un peu comme ça, n’est-ce pas ? » Ils ont une opinion sur le rôle. J’adore ça. J’aime entendre les opinions des gens, avoir diverses versions – c’est un peu comme entendre des rumeurs sur un tiers, sauf que ce tiers est votre personnage. Là, il y a une réflexion sur qui est ce type que je joue. Et tout à coup, des petites choses commencent à arriver et tout fait sens. Par exemple, dans CARLA & MOI, Ben porte souvent des chemises boutonnées jusqu’en haut. Mais il porte un t-shirt en dessous. Ça va sonner comme un détail un peu idiot mais l’idée était qu’il y ait des inscriptions sur ces t-shirts, des mots que l’on peut à peine entrapercevoir en dessous, comme si Ben ne voulait pas qu’on puisse les lire. Il y a eu aussi le choix des chaussures – elles étaient très lourdes et c’était vital parce que ce personnage est lourd et se déplace lentement. Nathan (Silver, le réalisateur, ndlr), me disait tout le temps d’aller plus lentement. À chaque scène, il me disait qu’elle devrait être deux fois plus longue – ce n’est pas franchement usuel qu’un réalisateur dise un truc pareil ! Je devais ralentir ma marche au-delà de la moyenne et forcément, ça insuffle quelque chose de maladroit. À mesure qu’un tournage avance, je finis par connaître mes costumes comme une seconde peau – c’est dans cette poche que je garde mon écharpe, là mes clés. Quand ce genre d’automatisme arrive, c’est génial. Sur certains films, dès qu’on a fini une journée, il faut rendre le costume immédiatement. Wes (Anderson, ndlr) a été le premier cinéaste à me conseiller de porter mon costume tout le temps, même en dehors du tournage. Même encore sur ASTEROID CITY : les jours où je ne tournais pas, si je venais en visite sur le plateau, j’étais dans mon costume. C’était super cool. Wes me disait : « Il est préférable qu’on ne te voie pas en civil, genre avec une casquette de baseball. Les autres devraient toujours te voir comme cette autre personne qu’est ton personnage. » J’ai trouvé ça super intéressant, comme démarche. Alors sur CARLA & MOI, comme on était une petite production logée dans un motel, j’ai demandé si je pouvais m’occuper de mon costume. Et je le portais tout le temps. Le week-end je portais même des vêtements qui avaient été envisagés pour le personnage mais qui avaient été mis de côté au final. Tout ça fait qu’une fois sur le plateau, vous ne vous sentez pas si différent.

« Je me trouve pas mal agaçant, en fait. »

CARLA & MOI développe un style de cinéma vérité – le 16mm, la caméra portée, le grain, etc. Soit l’opposé de ce que fait Wes Anderson. Vous, quel est votre rapport à la caméra ? Aimez-vous la sentir, la voir ? Ou essayez-vous de l’oublier ? Est-ce difficile d’avoir une caméra proche de vous ?
Mon sentiment là-dessus est assez simple : mon but, quand je vais sur un plateau, est de m’adapter à la manière dont le réalisateur veut faire les choses. Tout me va. Et même si je reprends des bouts de méthodes qui ont fonctionné pour moi par le passé, j’essaie aussi de ne pas trop m’attacher à une quelconque façon de faire. Les choses sont comme ça sur un tournage, et elles sont comme ci sur un autre. Concernant la caméra plus précisément, bien sûr j’aime savoir à l’avance comment les choses vont être cadrées. Il y a ce livre de Michael Caine (« Acting in film », ndlr) que j’ai trouvé très utile. Il parle des optiques et de leur rendu à l’image, par exemple. Vraiment très utile. Si la caméra est très proche de vous et que vous regardez vos pieds, l’image va être horrible – une vue sur votre crâne ! C’est bête mais il faut que les choses aient du sens. Mais sur CARLA & MOI, le chef opérateur était Sean Price Williams – j’avais déjà bossé deux fois avec lui (LISTEN UP PHILIP et GOLDEN EXITS d’Alex Ross Perry, ndlr) – et il est comme un acteur. On n’a jamais l’impression qu’il vous filme. Il est juste dans la pièce avec une caméra. Il a un style très particulier que je trouve très intéressant. Ce n’est pas du documentaire mais s’il a envie de filmer quelque chose de particulier dans la scène, il le fera, même au milieu d’une prise. Avec lui, les prises ne se ressemblent donc jamais alors que la plupart du temps, sur un tournage, à chaque prise on a l’impression que l’on cherche à obtenir la même chose, de perfectionner le plan. J’aime ça, dans sa méthode car ça donne la sensation que tout est possible. Surtout que sur CARLA & MOI, il n’y avait pas beaucoup de matériel électrique, de câbles, d’éclairages alors la caméra pouvait aller un peu partout. Ce n’est pas toujours facile, mais j’aime ça. À choisir, je préfère aussi une caméra pellicule car j’aime le bruit qu’elle fait et qu’on ait un temps limité pour capter une prise. Sur ce film, le tournage était très court – 17 ou 18 jours – alors il fallait faire des choix, prendre des décisions et tourner en pellicule nous a aidés à les prendre. Je peux vous assurer que si on avait tourné en numérique, on aurait été constamment tentés de faire la longue version de chaque scène. « Tournons la version de 8 pages et on verra plus tard ». Alors que là, non, il fallait qu’on fasse des choix.

Certains de vos personnages, comme Ben dans CARLA & MOI ou Max dans RUSHMORE, pourraient être très agaçants…
Oh oui !

Et pourtant, vous les rendez attachants. Avez-vous prise sur la manière dont vous renversez ce que ces personnages dégagent ?
C’est difficile pour moi de vous répondre là-dessus parce que… je me trouve pas mal agaçant, en fait. (Rires.) Je suis parfaitement conscient de cette donnée, tout le temps. Cela dit, il y a quelque chose de mystérieux là-dedans : qu’est-ce qui rend quelque chose agaçant ou pas ? Et ça, ça m’intrigue parce que parfois, je vais tomber sur quelqu’un qui mâche très bruyamment et ça va m’horripiler. Alors que ça ne me gênera pas le moins du monde chez une autre personne. Pourquoi ? Mais en ce qui concerne mes rôles, je ne pense pas que ce soit à moi d’essayer de créer à tout prix un lien avec le public. Avant tout, je cherche à ce qu’un personnage de cette nature soit… supportable à regarder. Un peu comme quand on lit un bouquin et qu’on se demande pourquoi le personnage se comporte comme il le fait et qu’on continue à lire pour le comprendre. Et à un moment, vous saisissez et vous trouvez ça intéressant. Donc je réfléchis à tout ça de cette manière mais… si quelqu’un venait me dire : « Je déteste votre personnage », je répondrais sans doute : « M’en parlez pas ». (Rires.)

Voyez-vous le jeu et la construction d’un personnage comme quelque chose d’intrinsèquement collectif ? Vous créez un personnage aussi en réaction aux autres acteurs et personnages ?
Oh oui, totalement. Je vais vous dire : je suis super nul en audition. Mais genre, vraiment nul. Je me suis souvent demandé pourquoi. Et je crois que c’est ça, la raison ou du moins l’excuse que je me donne : sur un plateau, on n’est jamais seul. On donne la réplique à d’autres. Et puis il y a les costumes, la musique, la lumière, le récit. Alors qu’en audition, ils ne regardent qu’une personne jouer et ils mettent tout sur vous. Tout à coup, vous portez bien plus que vous n’aurez à le faire sur le plateau. Donc en effet, je me sens toujours meilleur quand je fais partie d’un groupe. J’attends toujours qu’on s’entraide à faire les choses. Mais parfois ça ne marche pas. Parfois, vous avez une intention pour un personnage et vous vous rendez compte qu’un autre acteur occupe déjà la fréquence que vous vouliez utiliser. Et ça, c’est pas possible, on ne peut pas avoir deux guitares qui jouent exactement les mêmes notes constamment. Alors il faut parvenir à s’adapter et j’aime ça. J’aime être un rouage de quelque chose, et réagir.

« Je me sens toujours meilleur quand je fais partie d’un groupe. »

Vous arrive-t-il de choisir ou de construire un personnage en réaction à ce que vous venez de faire dans un autre film ?
Pas dans ce sens, mais j’en ai eu l’opportunité sur CARLA & MOI. Par le passé, je n’avais jamais tourné un film en sachant lequel j’allais faire ensuite – je n’ai pas ce genre de carrière. Sauf cette fois. Quand j’ai fait CARLA & MOI, je savais qu’ensuite j’allais tourner QUEER (de Luca Guadagnino, ndlr). Et je savais que dans QUEER, j’allais jouer un personnage plein de vie, très joyeux, qui déborde d’énergie – une vraie pile électrique. Parce que je savais que j’allais devoir aller sur ce terrain dans QUEER, ça m’a aidé sur CARLA & MOI à aller à l’exact inverse. Parce qu’à chaque fois que Nathan me demandait d’aller toujours plus lentement, je croyais devenir dingue. J’avais la sensation d’être constamment retenu. Mais je savais qu’une fois à Rome, sur QUEER, je pourrai enfin tout relâcher, sourire, être heureux. C’était donc très amusant d’enchaîner ces deux projets. Mais ça m’arrive rarement.

À quel point vous pensez révéler quelque chose de vous dans vos personnages ? Parce qu’on a la sensation de vous connaître, sans vous connaître vraiment. Vous êtes une personnalité très discrète dont on sait finalement peu de choses…
Je ne pense pas refuser de me livrer publiquement ou de retenir consciemment des informations sur moi. Je n’ai pas de réseaux sociaux, par contre. En revanche, j’essaie toujours de me révéler un peu en interview. Parce que je me souviens, étant jeune, quand je lisais des interviews de Kurt Cobain ou d’autres artistes que j’aimais, je découvrais d’autres artistes parce qu’ils en parlaient. Après, en ce qui concerne mes rôles, j’ai toujours l’impression qu’ils sont très personnels. Mais ils ne sont pas moi. À la limite, quand j’y repense avec le recul des années, je peux voir qu’ils sont le reflet de qui j’étais à une époque de ma vie. Surtout que je travaille généralement que sur un projet à la fois. La dernière fois je lisais une interview de Christopher Guest (réalisateur de THE THICK OF IT entre autres, mais aussi acteur, dans SPINAL TAP notamment, ndlr). Et il disait : « Je tourne un film, ça me prend six semaines. Puis je pars en montage pendant trois ans. » (Rires.) Et du coup après, il se sent vide et il a besoin de vivre sa vie pour avoir de nouvelles idées. J’ai trouvé ça pertinent. En tout cas, il est important de vivre de manière honnête avec soi-même, dans l’instant, car on ne sera plus le même dans quelques années. Je vous dis ça mais en fait… je n’y réfléchis pas tant que ça !

Quand on vous rencontre et quand on vous parle, il y a quelque chose d’évident : on retrouve dans vos rôles ce que vous dégagez « en vrai ». Une sorte d’élégance, de douceur et de décalage, aussi. Je vous vois dans vos rôles, même quelqu’un comme Gideon dans SCOTT PILGRIM – sa flamboyance, par exemple.
Je comprends ça parce que, comme on s’en parlait tout à l’heure, quand je vois un film, je vois aussi les gens qui le font. Et pour moi, je vois les gens comme des tables de mixage. Je crois que nous partageons tous les mêmes lignes musicales de base, mais à des volumes différents, avec des filtres et des effets propres à chacun. Globalement, on joue tous des mêmes instruments. Ensuite, tout dépend de comment chacun les triture et pousse les potards.

© Photos : Sébastien Vincent

Partagez cet entretien sur :
Sortie : 22.10.24
Réalisateur : Nathan Silver
Avec : Jason Schwartzman, Carol Kane, Dolly de Leon, Madeline Weinstein
Pays : États-Unis
Durée : 1h51
Partagez cet entretien sur :

Découvrez nos abonnements

En formule 1 an ou en formule 6 mois, recevez Cinemateaser chez vous !