Cannes 2024 : THE SUBSTANCE

05/11/2024 - Par Emmanuelle Spadacenta
Assumant ses références et sans fausse pudeur, Coralie Fargeat réalise un body horror féministe, amusant et férocement engagé.

S’il y a bien une réalisatrice qui ne se cache jamais derrière son petit doigt, c’est bien Coralie Fargeat. Revendiquant la légitimité des femmes derrière et devant la caméra dans un cinéma de genre encore trop masculin, elle utilise le point de vue féminin pour ramener de l’originalité et de la modernité dans des récits codifiés. Après REVENGE, avec les qualités et les défauts d’un premier film, la voilà partie faire du cinéma à l’étranger où son cinéma, très premier degré et hautement référencé, est peut-être accueilli avec plus de bienveillance qu’en France. Parce qu’elle requiert du public de décaler son regard, parce qu’elle veut raconter comment être une femme, c’est parfois un cauchemar, bref, parce qu’elle fait un cinéma militant et divertissant, elle s’est attirée les faveurs de deux stars et des producteurs d’Edgar Wright.

Et il faut beaucoup de témérité pour demander à Demi Moore, ancien sex symbol d’Hollywood, de jouer Elisabeth Sparkle, une comédienne has been, reconvertie dans une émission de fitness, poussée vers la sortie par un producteur sexiste et véreux (Dennis Quaid en roue libre). Pleine de courage, l’actrice se met à nu, pour exposer ses rides, une peau moins tonique, une paupière légèrement tombante. Ce charme fou que les femmes ne se reconnaissent jamais, affectées par les discours misogynes et une société qui les périment très vite. Sous les oripeaux de Sparkle, le regard de Demi Moore sur elle-même se brise et même si derrière toute entreprise d’humilité au cinéma se cache une entreprise de vanité, cette performance charrie une colère et une mise en accusation du spectateur. Si ça faisait longtemps qu’on n’avait pas vu Demi Moore, surtout à poil, c’est en partie parce qu’on n’a pas su lui dire qu’on voulait toujours d’elle. Elle se réimpose à nous de la plus forte des manières.

Après un accident de voiture, dont son corps est sorti intact, Sparkle reçoit la visite d’un infirmier qui voit en elle la candidate idéale à « The Substance », un protocole médical secret qui lui permettra d’être elle-même et la meilleure version d’elle-même tour à tour, en équilibre. Ce deuxième soi, si vous vous posiez la question, naît directement du premier. Mais la naissance se fait par le dos, comme une excroissance maléfique, comme une greffe rejetée. Si vous ne vous doutiez pas de la monstruosité à venir, maintenant vous savez. Influencée par Cronenberg, Fargeat n’y va pas de main morte sur les effets cradingues, où tous les fluides, des plus purs aux plus putrides, dégoulinent, jaillissent, explosent, dans un tintamarre de borborygmes atroces. Rien ne nous sera épargné. Du body horror craspec fait pour lever les foules.

La meilleure version de Demi Moore, c’est Margaret Qualley à qui on reconnaît l’audace entre un Tarantino, deux Lanthimos et un Coen de se donner corps et âme pour du cinéma d’exploitation, à qui Fargeat redonne ses lettres de noblesse. Dénué de la patine hollywoodienne qu’on pouvait attendre du premier film américain d’une jeune française, mais doté d’une mise en scène ultra ostentatoire – dont des hommages appuyés au style kubrickien, qu’elle cite sans gêne et avec beaucoup de tendresse –, THE SUBSTANCE n’est pas subtil et joue carte sur table avec une utilisation intensive d’un male gaze dégradant pour mieux le dénoncer. À coups de répliques sans équivoque, se dessine un propos pas révolutionnaire mais politique : le sexisme perpétué par les hommes brise le regard que les femmes se portent sur elles-mêmes – mais aussi sur les autres. Il faut voir le sourire triomphant de Qualley, en nouvelle coqueluche de l’aérobic, se déformer devant un arrêt sur image de ses fesses, reluquées par les hommes du plateau, pour comprendre la dictature du regard des autres, qu’on soit belle ou pas, qu’on ait une très grande confiance en soi ou qu’on n’en ait pas. Quand Sue, la meilleure version d’Elizabeth, va vouloir dominer Elizabeth, détournant les règles strictes du protocole The Substance, alors la guerre que vont se mener ces deux femmes qui ne forment qu’une va prendre des atours particulièrement cruels et abominables. Mais il y a un seul leitmotiv à la démarche de Fargeat : prendre la défense des femmes face au jeunisme et à la dictature des apparences, un sujet vieux comme le monde (du « Portrait de Dorian Gray » à LA MORT VOUS VA SI BIEN…) qu’elle se réapproprie dans une forme d’éructation rigolote.

Et s’il faut en passer par le grotesque et le ridicule, ça ne dérange pas Fargeat. Elle en fait trop : ça peut faire rire, grincer des dents ou au contraire épater. Fargeat va au bout de sa démarche, quitte à tirer à la ligne et peiner à boucler dans les dernières vingt minutes, versant du côté Troma du cinéma d’horreur et un hommage appuyé à ELEPHANT MAN. La générosité du film déborde un peu mais, décomplexée par rapport aux totems du cinéma gore, Fargeat crée de nouvelles images et assume un cinéma d’auteur et de divertissement qui éclabousse l’écran. Bravo.

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Sortie : 06.11.24
Réalisateur : Coralie Fargeat
Avec : Demi Moore, Margaret Qualley, Dennis Quaid
Pays : Grande-Bretagne / États-Unis
Durée : 2h20
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