Cannes 2024 : OH, CANADA
Dans DA 5 BLOODS, Spike Lee avait fait le choix audacieux de conserver les mêmes acteurs dans des flashbacks mettant en scène leurs personnages cinquante ans auparavant. Une manière de rappeler qu’on ne se souvient jamais de soi tel qu’on était, mais tel qu’on est. La même idée traverse OH, CANADA de Paul Schrader, dans lequel un réalisateur légendaire du cinéma engagé, Leonard Fife (Richard Gere), mourant d’un cancer, raconte sa vie à une équipe de documentaristes dont il a été le professeur – ou comment, un jour de 1968, il a fui les États-Unis pour éviter la conscription. Alors que le récit de sa vie débute, le cadre s’élargit, passant du 1.33 au 2.35, comme une grande inspiration romanesque. Là, dans ce passé lointain, le jeune Leonard Fife sera tour à tour incarné par Jacob Elordi et Richard Gere. Lentement, Schrader met en place un film gigogne dont on ne sait jamais ce qu’il va révéler : la voix off du fils de Fife vient commenter la vie de son père, celle de Fife également ; le récit prend des chemins de traverse lorsqu’interviennent flashbacks et flashforwards, l’image passant alors au noir et blanc. Par cette cathédrale formelle où l’image mute sans cesse, aux rouages très fluides et à la lisibilité narrative sans failles, Paul Schrader questionne avec habileté les notions de postérité et d’héritage, de vérité et de fiction intimes, les légendes que l’on se crée ou que l’on crée pour nous. Mais il le fait de manière évasive, presque fuyante, parcellaire, donnant d’autant plus d’écho aux questions qu’il pose. Le spectateur se trouve sans cesse interpellé par cette forme, les allers et retours dans le temps, les interruptions intempestives du récit, comme convoqué par le cinéaste à réfléchir. Car OH, CANADA refuse de nous nourrir de réponses toutes faites, d’une intrigue claire ou d’un constat balisé sur cet homme guère sympathique qu’est Fife, ses fautes, ses potentiels regrets, sa culpabilité, son envie de s’en défaire. Une approche du storytelling tout en digressions et en mystères insolubles qui, en contrevenant à tous les codes de linéarité, transmet remarquablement l’arborescence un peu bordélique qu’est l’existence – les choix que l’on faits, parfois sans raison, juste sur la foi de l’instinct, d’une peur soudaine, d’un hasard. Cette divagation rend aussi palpable la nature trouble et abstraite de la mémoire, sujet très personnel pour le cinéaste, dont la femme est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Tout comme c’était le cas pour son ami Martin Scorsese dans THE IRISHMAN, la propre mortalité de Paul Schrader entre ici en ligne de compte et la dimension testamentaire de OH, CANADA traverse forcément l’esprit. Il retrouve Richard Gere, qu’il avait dirigé dans AMERICAN GIGOLO, son premier grand succès de cinéaste, mais aussi Russell Banks, ami écrivain décédé, dont il adapte l’avant-dernier roman – auteur qu’il avait déjà porté à l’écran avec AFFLICTION. Une boucle se boucle. Ce qui n’empêche pourtant pas Schrader de prouver, sans bravade mais avec une touchante mélancolie, qu’il est un artiste plus que jamais vivant.
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Réalisateur : Paul Schrader
Avec : Richard Gere, Jacob Elordi, Uma Thurman
Pays : États-Unis
Durée : 1h35