Cannes 2024 : LIMONOV, LA BALLADE
Qu’avait bien à dire Kirill Serebrennikov, enfant terrible du théâtre et cinéma contemporain, figure russe contestataire et parfois contestée, d’Edouard Limonov, poète et écrivain russe punk, coqueluche littéraire d’une certaine France des 80’s devenu militant politique douteux ? À les poser côte à côte, les deux hommes se confondent, se répondent et se regardent de travers. C’est toute l’optique passionnante de ce faux biopic, fausse adaptation du livre d’Emmanuel Carrère (qui fait juste une apparition clin d’œil) et vrai jeu de miroir inquiet. Comme une sorte d’exorcisme ou d’examen de conscience, Serebrennikov filme le diable Limonov, figure inclassable antipathique, pour ce qu’il est, a été et sera, comme un écho flippé de lui-même. Alors, les mots claquent, la mise en scène rugit, la musique tonne, les corps se tordent et se cambrent comme si le film voulait libérer son auteur de son sujet.
Ironiquement et intelligemment, Serebrennikov ouvre donc au présent. Son présent. Et le passé de Limonov. Dans une sorte de pastiche de reportage TV compassé, la France des 80’s célèbre l’âme russe du grand Limonov, écrivain exotique dont la colère et les positionnements politiques enflammés animent les discussions de salon. Tandis que Cannes accueille pour la quatrième fois consécutive le cinéaste en sélection officielle… L’ironie est mordante. Le film alors d’opérer un étrange mouvement qui désagrège le personnage et montre tout ce qu’il a fait, subi, pour en arriver là. Dans un format 4/3 claustrophobe, Serebrennikov reconstitue la Russie des années 1960 où le bouillonnement culturel est étouffé. On y retrouve la grâce du noir et blanc de LETO, l’énergie de sa mise en scène tout en circonvolutions. Le temps file et Limonov de se rêver génie russe. « Exilez-moi et je deviendrai là-bas en Occident, une star », supplie le jeune poète roublard, bien trop à l’étroit, à un officier perplexe du KGB. Car ici, tout est de trop, les sentiments, les objets, les corps dans ce cadre trop petit qui semble vouloir imploser à tout moment. Limonov s’invente, et réussit enfin à tout faire péter.
S’ouvre alors une longue deuxième partie américaine, au Scope flamboyant, sur le New York des 70’s. Là, Serebrennikov filme et ressasse les échecs, l’orgueil de Limonov, sa jalousie maladive, sa folie, son aigreur. Quasiment scorsesien avec ses long plans qui enveloppent la ville et sa fureur, ce segment sur les riffs de Lou Reed raconte comment Limonov s’est inventé comme une rock star à défaut d’en avoir le talent. « Vous connaissez TAXI DRIVER ? » lui demande un éditeur. « Vous devriez le voir ! ». Stupéfiante, épuisante, la mise en scène épouse les délires de l’écrivain et se révèle une sorte d’hommage de Serebrennikov à ses maîtres, de Scorsese à Fassbinder (dans une incroyable séquence trash à la QUERELLE) en passant par le cinéma de Warhol et les chansons de Morrissey. Une sorte de maelström dingue, comme une descente aux enfers qui fournirait le feu pour enfin créer. À nouveau Limonov se réinvente et Serebrennikov de le/se filmer en « majordome » au service des puissants, apprenant la rigueur et attendant qu’enfin la place se libère. Dans une incroyable séquence, le temps défile, l’Histoire se désagrège, le Mur tombe. Limonov libéré, Serebrennikov tout puissant. Alors, s’entame une dernière partie, étonnamment brève mais marquante où le réalisateur s’interroge. Et si cette puissance était dangereuse ? Il filme le virage politique scabreux de Limonov comme une sorte de dystopie inquiétante, sur fond de hard rock russe et de pogo. Limonov, ex-prisonnier politique, devient le symbole flippant d’une Russie nouvelle. Et à travers cette silhouette tout en noir, on ne peut s’empêcher d’y voir celle de Serebrennikov peut-être. Comme une sorte de rejet de l’adoration qu’il pourrait avoir, comme une part d’ombre aussi, qui l’inquiète. Âme damnée de la fin du XXe siècle, Limonov reste une énigme. Tout et son contraire. Et comme le roman d’Emmanuel Carrère s’ouvrait sur le regard perplexe de l’écrivain sur son admiration passée pour le poète russe, LIMONOV, LA BALLADE est un faux biopic, comme si saisir Limonov reviendrait à se regarder beaucoup trop violemment en face.
Pour tenir le choc de toutes ces mutations, de ce film double, harassant et passionnant, il fallait le génie de Ben Whishaw. Phénoménal caméléon, à la fois monstrueux et attachant, l’acteur porte toutes les identités de ce film gigogne avec une justesse et une puissance folles. De tous les plans, il est Limonov-Serebrennikov totalement, viscéralement.
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Réalisateur : Kirill Serebrennikov
Avec : Ben Whishaw, Masha Mashkova, Tomas Arana
Pays : France / Italie
Durée : 2h18