ELIO : entretien avec les réalisatrices Madeline Sharafian et Domee Shi
Orphelin élevé par sa tante Olga, Elio n’a qu’un seul rêve : quitter la Terre pour apaiser sa solitude et ses peines. Lorsque des aliens répondent au message de la sonde Voyager, il intercepte leur signal et les supplie de venir le chercher. Ceux-ci, croyant avoir affaire au chef de la Terre, obtempèrent et l’embarquent bientôt dans l’espace… Lorsqu’il a été annoncé par Pixar en 2022, ELIO était cornaqué par Adrian Molina qui, avec COCO, avait prouvé sa capacité à raconter les aventures extraordinaires d’un gamin hors des normes. Sauf qu’en cours de route, bloqué dans le processus créatif, Molina a préféré jeter l’éponge pour partir s’occuper de COCO 2. Ce qui était ainsi arrivé sur RATATOUILLE ou LE VOYAGE D’ARLO arriva à ELIO et Molina fut remplacé, par un duo : Domee Shi et Madeline Sharafian. La première a imposé sa singularité avec le court-métrage oscarisé BAO puis le long ALERTE ROUGE, métaphore particulièrement maline et euphorisante de la puberté. La seconde a longtemps officié comme storyboardeuse (sur WE BARE BEARS puis chez Pixar) et s’est fait connaître il y a douze ans avec son court métrage d’étudiante, l’über mignon OMELETTE – l’histoire d’un chien qui cuisine pour son maître –, puis avait confirmé en 2020 avec MON TERRIER (visible sur Disney+), éloge du vivre-ensemble suivant un lapin qui aménage son chez-lui. Alors que Pixar, depuis quelques années, se repose toujours un peu plus sur les licences connues, ELIO fait partie de ses rares propositions originales. Bien que mineur dans le catalogue écrasant de la firme, il n’en reste pas moins une animation humble et charmante, sorte d’EXPLORERS animé qui ménage avec talent la franche comédie, souvent hilarante, et l’émotion, pour une histoire d’amitié inter-espèces, de deuil et de solitude joliment traitée. Alors comment s’approprie-t-on un projet que l’on n’a pas initié et comment lui injecte-t-on sa singularité – surtout quand on est deux ? Tentatives de réponse avec Domee Shi et Madeline Sharafian, lors de leur passage au festival d’animation d’Annecy.

Vous êtes toutes les deux arrivées sur ELIO en cours de confection. Quel état d’esprit doit-on avoir pour reprendre ainsi les rênes d’un projet ?
Madeline Sharafian : Chez Pixar, le processus est toujours très collaboratif, un réalisateur n’est jamais isolé du reste du monde. Adrian (Molina, ndlr) travaillait sur ELIO depuis un moment et Domee et moi avions été invitées à participer aux projections du « brain trust » (le comité créatif directeur de Pixar, ndlr). Les films Pixar y sont projetés durant leur production environ une fois par mois. Ça nous permet de voir tous les projets grandir et évoluer. On en connaît ainsi les personnages, l’univers, l’intrigue. Domee et moi étions donc à la page des avancements d’ELIO quand on a pris la main, heureusement. C’est d’ailleurs sans doute une des raisons pour lesquelles on nous a demandé de rejoindre le projet. Et puis Adrian aimait nos goût, il voulait connaître nos opinions quand il travaillait sur le film. Domee et moi, on aimait beaucoup le postulat d’ELIO – l’idée d’un gamin un peu étrange enlevé par des extra-terrestres qui le prennent pour le leader de la Terre est formidable, très drôle et inspirante. Mais quand on rejoint un projet comme ça, il est important d’insuffler quelque chose de soi à l’histoire car ces films demandent beaucoup d’efforts et de passion. Dès qu’on a pris nos postes, on a ajouté une idée centrale : et si ce gamin voulait depuis toujours être enlevé par des aliens ? Tout à coup, on l’a imaginé avec une passoire sur la tête, à faire des motifs de « crop circles » dans le sable. Et dès qu’on pense à de telles images, on se demande forcément : pourquoi il fait tout ça ?
Domee, votre court BAO et votre film ALERTE ROUGE étaient très intimes. Madeline, vous n’avez jamais caché qu’OMELETTE vous était aussi très personnel. ELIO l’est forcément moins au départ puisque vous ne l’avez pas initié. Avez-vous dû chercher ce qu’il pouvait avoir de personnel pour vous ?
Domee Shi : J’étais excitée par le défi de diriger un film de science-fiction – un genre que je n’avais jamais abordé auparavant – et m’amuser sur ce terrain qui ne m’était pas familier. Après, c’est vrai que c’était la première fois que j’étais parachutée ainsi sur un film en cours de production – même si, chez Pixar, plusieurs films ont connu ça, que ce soit RATATOUILLE, LE VOYAGE D’ARLO ou BRAVE. Au départ, on a la sensation de s’aventurer en terre inconnue mais j’étais toute prête à apprendre. Ça nous a pris un moment pour trouver notre porte d’entrée dans ce projet, cette histoire et le personnage d’Elio. Comme vous le disait Madeline, cette idée qu’il avait toujours rêvé d’être élevé par des aliens a été une révélation. Et ça nous est clairement venu de nos propres passés, de nos expériences personnelles, d’avoir été ces gamines un peu étranges qui ne rêvaient que d’intégrer une école d’animation. De notre désir de trouver notre place et des pairs. Elio, lui aussi, recherche sa tribu et ça découle de ce que nous sommes, tout comme sa passion et sa ténacité. On a clairement injecté de nous à ce film.
« C’est la beauté et la force du cinéma de vous emmener là où vous n’auriez pas choisi d’aller. »
Madeline Sharafian
Qu’est-ce que ça change à votre travail créatif de devoir faire ce pas en avant vers une histoire ?
Madeline : En ce qui me concerne – et je pense que c’est la même chose pour toi, Domee –, j’ai été grandement aidée par mon passif chez Pixar. On vient toutes les deux du département histoire alors le début de nos carrières a été entièrement consacré à trouver notre chemin vers le travail des autres. COCO a été le premier film que j’ai storyboardé chez Pixar et je ne savais rien de Miguel en tant que personnage, je ne joue pas de guitare et contrairement à lui, je suis très proche de ma famille. Mais c’était notre boulot d’accéder aux émotions des personnages des films des autres. En un sens, cette expérience passée a été un entraînement pour ELIO ! Il faut trouver des solutions pour qu’une histoire fonctionne. Parfois, c’est très simple, ça peut être trouver le bon interprète vocal ou une image inspirante. Par exemple, avant qu’on trouve cette idée qu’il désirait être enlevé par des aliens, je me souviens avoir vu des dessins d’Elio dans ces « crop circles » et rien que ça, ça m’a poussée à m’intéresser au personnage, à l’aimer – même si je ne savais pas encore pourquoi. On a toujours eu cette habitude de nous adapter et de trouver notre place dans un projet.
Domee : Et souvent, ça commence par le dessin, c’est vrai. J’ai le sentiment que dès qu’on a commencé à dessiner Elio et à accumuler les croquis, on a trouvé la porte pour comprendre cette histoire. Mais Madeline a raison : c’est quelque chose qu’on faisait chez Pixar depuis des années.
Vous diriez donc que votre storytelling est avant tout guidé par les images ?
Madeline : Oui, totalement. Beaucoup de mes scènes préférées d’ELIO ont débuté par une image très précise. Par exemple, Domee a fait ce dessin où il plane dans le rayon de lumière et il fait cette pose super joyeuse en criant « Yes ! » (Rires.). C’était tellement drôle. Et ça a créé une impulsion : quand vous avez un croquis comme ça, c’est beaucoup plus simple ensuite d’écrire une scène et de la storyboarder. Car ce dessin, c’est une promesse.
Domee : Exactement. Je me souviens aussi de ce dessin que tu as fait d’Elio sur le toit, en train de regarder les étoiles. Tout de suite ça a été une boussole émotionnelle. Clairement, notre esprit est très visuel et les grands moments du film ont débuté de cette manière dans notre tête.
Madeline : Oui, car une seule image peut raconter une histoire.

Réaliser un film à deux requiert que vous ayez le même esprit ou au contraire que vous soyez différentes et complémentaire ?
Ensemble : Les deux !
Madeline : On a un sens de l’humour similaire et c’est déjà un très bon point car selon moi, pour faire qu’un film soit amusant, il faut s’amuser en le faisant. Si nos sens de l’humour avaient été opposés, ça n’aurait pas collé. Après, on a chacune nos compétences alors, comme on avait peu de temps pour faire le film, il y a eu des moments où Domee et moi, on se partageait le travail : chacune dans une salle de montage, on prenait trois séquences chacune et on bossait de notre côté. Puis on se réunissait pour se faire des commentaires. Mais on a toujours été en accord sur le but final, sur ce que nous voulions que le film soit. On a aussi toujours fait attention à être d’accord devant nos équipes afin qu’ils sentent que nous ne formions qu’un seul et même pilier sur lequel ils pouvaient s’appuyer.
Domee : Oui, on était sur la même longueur d’ondes pour ce que nous voulions faire du film. Et parfois, nos différences ont probablement permis à ce que nous parvenions à concrétiser ce but final. Quand on était dans une impasse, on essayait diverses versions puis on se les montrait ou on les proposait à l’équipe. On appelait ça « les duels ».
Madeline : Une fois, Andrew Stanton a dû nous départager. J’ai pas mal sué.
Domee : Mais tu as gagné au final, bien joué. (Rires.) C’était un duel entre Madeline, Pete Docter et moi.
ELIO est très rétro, notamment dans la manière dont les enfants se comportent. C’est plus intemporel que contemporain. Pourquoi ce choix ?
Domee : Parce que, comme vous le dites, c’est intemporel. Ça permettra de voir le film dans dix ans et qu’il ait toujours l’air actuel. Il y a eu certaines versions où Elio avait un smartphone et l’utilisait beaucoup dans l’espace. Il prenait des photos, des selfies.
Madeline : Oui, il se comportait davantage comme un enfant d’aujourd’hui.
Domee : Mais on a décidé de tout enlever car on voulait qu’il se comporte comme devrait le faire un gamin dans l’espace, selon nous. « Lâche ton écran et regarde ! Profite de ce monde extra-terrestre ».
Madeline : De toute façon, toute l’équipe n’arrêtait pas de se plaindre car dès qu’Elio prenait des photos, on avait ajouté ce cliquetis typique du déclencheur et ça agaçait tout le monde.
Domee : Je crois que ça ne faisait qu’accroître la déconnexion d’Elio au monde. Alors que cette histoire, c’est justement celle d’un garçon qui apprend à se lier aux autres. On ne voulait pas qu’un téléphone entre en conflit avec ça. Alors on a tout enlevé.
Madeline : Et je suis ravie qu’on l’ait fait.
« Ça nous a pris un moment pour trouver notre porte d’entrée dans ce projet. »
Domee Shi
À travers la question « Sommes-nous seuls dans l’univers ? », vous traitez de thématiques plus terre-à-terre sur la solitude et le lien à l’autre. Dans un monde et une époque toujours plus divisés et cyniques, quel genre d’équilibre avez-vous cherché à obtenir pour que ces sujets ne soient pas traités de manière trop sentimentale et déconnectée du réel ?
Madeline : Je crois que [l’état du monde] aide à comprendre Elio : quand on le rencontre, lui aussi est très pessimiste à l’égard du futur de la Terre – un sentiment que l’on peut tous avoir mais qui peut être très dangereux s’il signifie qu’on baisse les bras. Au début du film, Elio pense : « OK, bye-bye la Terre, tu ne vaux pas la peine, je me casse ». J’espère que le fait de penser la même chose aidera le public à le comprendre au début du récit. Puis, à mesure qu’on embarque les gens dans cette aventure, ils se connectent à ses émotions. À mesure qu’il change, le spectateur change – si on a bien fait notre boulot. Quand Elio comprend ce que signifie la Terre pour lui, on espère que les gens se souviendront que la Terre est immense et qu’il y aura toujours des gens bien. On savait qu’Elio allait devoir résoudre ses conflits avec Olga et avec les autres enfants. Mais comment le lui faire résoudre ses conflits avec la Terre ? On a eu cette idée du réseau radio – on ne les voit pas mais ils sont là. C’était important pour nous d’avoir cette séquence car on aimerait que les spectateurs sortent d’ELIO en ayant un semblant d’espoir.
Vos films respectifs, que ce soit BAO et ALERTE ROUGE ou MON TERRIER ont un regard très singulier sur le monde – la définition même de « tout est politique ». En tant que cinéastes, comment conciliez-vous vos valeurs et vos opinions avec le fait qu’un projet comme ELIO ne peut pas les exposer trop clairement car il doit pouvoir plaire à tout le monde ?
Domee : Personnellement, j’ai tendance à réagir négativement quand un film tombe dans le prêchi-prêcha et je suis donc très attentive à ce que mes films ne le fassent pas. Et si on dérivait vers ça, Pete Docter nous faisait la remarque. À mes yeux, une bonne histoire se doit d’être honnête et donc refléter le point de vue de ses auteurs. Mais au bout du compte ce qui embarquera les gens ce sera toujours un personnage intéressant et son parcours. Les thématiques viennent ensuite. Quand vous débutez sur un projet, vous ne pensez pas du tout aux thèmes et au tableau final. Vous partez d’un dessin, dans le cas d’ELIO, un gamin seul sur une plage, et vous allez là où ça vous mène. Vous dessinez ensuite sa rencontre avec des aliens et ça vous mène ailleurs, etc. Les thèmes du lien à l’autre et la solitude de ce gamin finissent par émerger de tout ce matériau. Vous ne pouvez pas forcer les choses. Pour moi, c’est l’œuvre d’Art elle-même qui dit à l’artiste là où elle veut aller.
Madeline : Et puis le meilleur moyen de mener un public à changer d’avis sur un sujet est de l’y mener en douceur. Si vous le matraquez, il va réagir à l’inverse. Alors en effet, notre travail est de créer un personnage si captivant et une histoire si solide qu’ils vous mèneront sur un chemin que vous n’auriez pas emprunté sinon. C’est la beauté et la force du cinéma de vous emmener là où vous n’auriez pas choisi d’aller.
Portrait de Domee Shi et Madeline Sharafian : photo by Deborah Coleman © 2025 Disney/Pixar. All Rights Reserved.
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De : Madeline Sharafian et Domee Shi
Avec : les voix originales de Yonas Kibreab, Zoe Saldaña, Remy Edgerly
Pays : États-Unis
Durée : 1h39