Bob Dylan : Print the Legend
Alors que vient d’être dévoilé le trailer de A COMPLETE UNKNOWN (voir ci-dessous), biopic consacré à Bob Dylan par James Mangold avec Timothée Chalamet dans le rôle principal, exploration de la manière dont le cinéma raconte le chanteur depuis 60 ans.
« Print the legend. » Qui mieux que Bob Dylan peut se targuer d’avoir vécu la quasi intégralité de sa carrière en honorant la célèbre réplique de L’HOMME QUI TUA LIBERTY VALANCE ? Plus que l’imprimer, Dylan a construit sa légende pas à pas, parfois involontairement. Puis il l’a nourrie, entretenue. Et plus ingénieux encore, il a laissé les autres le faire. Celui qui est né Robert Zimmerman dans le Minnesota et s’est réinventé en héros du folk puis du rock, dont le pseudonyme emprunte au poète Dylan Thomas, en connaît un rayon sur l’art du flou. Au point que le cinéma va jusqu’à en faire l’incarnation de la très fine frontière entre fiction et réalité.
La légende filmique de Dylan s’ébauche en 1965 avec DON’T LOOK BACK, documentaire de D.A. Pennebaker qui le suit lors d’une tournée anglaise. Rencontres houleuses avec la presse, sessions d’écriture, bœufs dans sa chambre d’hôtel, concerts, altercations avec des fans lui reprochant d’être passé à l’électrique sur son album « Bringing It All Back Home » : DON’T LOOK BACK, tourné caméra à l’épaule et en 16mm, apparaît comme un mètre étalon du cinéma vérité. Il capte crûment, sans filtre ni aucun commentaire, la réalité du quotidien de Dylan mais, plus largement, la réalité de Dylan lui-même, dans tout ce qu’il peut avoir de cassant ou de belliqueux, dans son rapport heurté à autrui. Pourtant, le dispositif de DON’T LOOK BACK, qui apparaît viser et obtenir la véracité, dérive vers l’artificialité. L’usage du noir et blanc, par exemple, reste un stigmate de fiction qui ne retranscrit en rien la réalité du monde mais la fantasme, la stylise. En ouvrant le film sur un précurseur primitif du clip, une séquence séminale où Dylan égraine des cartons sur lesquels sont inscrits des paroles de « Subterranean Homesick Blues », Pennebaker met même littéralement en scène. Il échafaude une mystique, participe de la construction de l’image de Dylan. Si bien que le chanteur, même suivi sans filtre, reste un mystère indéchiffrable. Son arrogance ne vient jamais entacher l’attraction qu’il génère et à un seul moment émerge une réalité émotionnelle palpable : lorsqu’il quitte la scène du Royal Albert Hall et dit « avoir l’impression d’avoir vécu quelque chose de spécial ». Mais très vite, les commentaires ironiques de son manager Albert Grossman viennent gâcher le moment et réinstaller le trouble.
Un peu plus de quarante ans plus tard, Todd Haynes prend le relais de Pennebaker dans I’M NOT THERE, film-collage dont les partis pris font écho à l’avant-garde 60’s. Haynes et son scénariste Oren Moverman partent en quête d’une essence de Bob Dylan, plus que d’une vérité. L’intention est un peu folle : raconter Dylan par le mensonge et l’entremise de personnages qui, par leur choix de vie ou ce qu’ils incarnent, représentent tous un peu de lui. Un gamin de 11 ans qui vient de Riddle (Énigme) et invente sa légende de guitariste folk. Billy le Kid, qui aurait vieilli en secret. Arthur Rimbaud interrogé par la morale. Un ancien activiste folk devenu prêcheur. Un acteur qui a incarné cet activiste. Une star du rock des 60’s – celui-ci interprété par une femme, Cate Blanchett, représentation visuelle la plus littérale de Dylan, jusqu’aux emprunts à DON’T LOOK BACK. Avec I’M NOT THERE, Haynes bouscule les formes, hybride faits et inventions, use de vérités historiques pour les déformer et créer du romanesque, juxtapose classicisme hollywoodien et faux documentaire, Grand Roman américain et élans felliniens. Un kaléidoscope qui pourrait ne parler pleinement qu’aux connaisseurs de Dylan mais qui parvient à sa propre vérité : manifeste sur l’Art et ses corollaires – le besoin d’être libre, d’être multiple, d’évoluer –, I’M NOT THERE en dit autant sur Haynes que sur Dylan et rappelle qu’au-delà de la légende qui entoure un artiste résonne la vérité des sentiments créés par son travail. Qu’il mente ou invente, l’Art finit toujours par nous exprimer de manière spécifique ou universelle – affirmation méta du « Je est un autre » de Rimbaud.
La vérité crue, mais pas que, chez Pennebaker. Le mensonge total, mais pas que, chez Haynes. Débarque alors Martin Scorsese. Dans le documentaire NO DIRECTION HOME, il raconte cinq années cruciales de la carrière de Dylan : 1961 à 1966, de son arrivée à New York jusqu’à un accident de moto, occasion de s’éclipser momentanément de toute vie publique. Plutôt classique dans son intention et sa forme, NO DIRECTION HOME a toutefois la particularité d’embrasser l’ampleur du cinéma scorsesien, jusque dans sa durée homérique. Factuel, le film remet même certaines pendules à l’heure – Dave Van Ronk, dont l’autobiographie « The Mayor of Macdougal Street » a très librement inspiré INSIDE LLEWYN DAVIS, rappelle ainsi que la version la plus connue de « House Of The Rising Sun », imputée à Dylan, est en fait la sienne. Ne pas croire pour autant que Scorsese se croit missionné de trier fantasme et réalité. Au contraire. En 2019, lorsqu’il dévoile ROLLING THUNDER REVUE, sur une tournée mythique de Dylan et de ses amis en 1975, NO DIRECTION HOME est encore dans toutes les mémoires. Sauf que Scorsese ne joue plus la carte de la véracité. Sous-titré « Une histoire de Bob Dylan par Martin Scorsese », le documentaire accole faits et canulars. Le réalisateur Stefan van Dorp qui aurait filmé les coulisses de la tournée ? Campé par un acteur. Le témoignage de Sharon Stone ? Bidonné. Jim Gianopoulos, actuel président de Paramount, a-t-il vraiment produit le Rolling Thunder Revue ? Absolument pas. Est-ce que le film explique au spectateur le vrai du faux ? Jamais ! Pas étonnant que Scorsese ouvre le film avec un extrait d’ESCAMOTAGE D’UNE DAME AU THÉÂTRE ROBERT HOUDIN de Méliès : ROLLING THUNDER REVUE est un tour de prestidigitation de la vérité. « ROLLING THUNDER REVUE prouve que I’M NOT THERE était dans le vrai en jouant sur le faux », nous disait même Todd Haynes en 2020. Peu importe la réalité et que vive la légende car, comme le dit Bob Dylan dans ROLLING THUNDER REVUE : « Le but dans la vie, c’est de se créer soi-même. » Reste à savoir s’il le pense vraiment.