Qu’est-ce qui réunit Jeff Nichols et Martin Scorsese ?

20/06/2024 - Par Aurélien Allin
Alors que vient de sortir THE BIKERIDERS, dont certains élans rappellent Martin Scorsese, retour sur l’interview que Jeff Nichols nous avait accordé en 2019 sur les liens qui unissent son cinéma et celui du réalisateur des AFFRANCHIS.

À l’occasion d’un cycle consacré aux films de Jeff Nichols, TCM a diffusé en 2019 MARTIN SCORSESE PRÉSENTE JEFF NICHOLS, conçu et réalisé par la journaliste Sandrine Marques. Un document cinéphile dans lequel Scorsese interviewe Nichols, renversant avec malice la dynamique du maître et de l’élève. Jeff Nichols avait bien voulu revenir sur cette expérience pour Cinemateaser.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans le projet MARTIN SCORSESE PRÉSENTE JEFF NICHOLS et pourquoi avez-vous choisi de discuter avec Martin Scorsese ?
Jeff Nichols :
La manière la plus humble de dire les choses est que vous ne choisissez pas Martin Scorsese, Martin Scorsese vous choisit. (Rires.) Lorsqu’il avait travaillé avec Michael Shannon sur BOARDWALK EMPIRE, Martin avait découvert TAKE SHELTER. Par la suite mes producteurs de MUD lui avaient fait parvenir une copie et il l’avait aimé aussi. Mais je l’ai rencontré pour la première fois quand j’ai commencé à travailler sur LOVING : il était un ami des producteurs et du projet. On s’était parlé au téléphone, une expérience remarquable – le fait qu’il sache qui j’étais, qu’il ait vu mes films, entendre sa voix si reconnaissable… Il m’avait alors invité sur le plateau du LOUP DE WALL STREET, où je l’avais enfin rencontré en personne. J’avais été frappé par son enthousiasme et son ouverture d’esprit. Il m’était apparu similaire à Sam Shepard ou d’autres personnalités iconiques que j’ai eu la chance de croiser dans ma carrière. Je me demande toujours qui je suis pour oser leur parler mais eux sont si intelligents qu’ils veulent juste absorber des informations, partager votre expérience, savoir les bouquins que vous lisez, les disques que vous écoutez etc. Quand on m’a contacté pour ce documentaire, on m’a demandé qui m’avait le plus inspiré et j’ai répondu Bruce Springsteen. Puis on m’a demandé le nom d’un cinéaste alors j’ai dit Martin Scorsese. Parce que j’avais eu cette interaction avec lui mais aussi parce que lorsque j’étais à la fac, je possédais deux DVD et l’un d’eux était LES AFFRANCHIS – j’ai dû le regarder 800 fois ! Martin a été une influence avant même que je ne le rencontre. Pour être honnête, je me disais : ‘Mais oui, bien sûr, allez demander à Martin Scorsese s’il veut bien m’interviewer pour votre documentaire. Et bonne chance, hein !’ (Rires.) Mais il a accepté et ça m’a soufflé…

On ne serait pas nécessairement tenté de vous associer. Selon vous, vos cinémas ont-ils des points communs ?
C’est difficile de répondre à ce genre de questions sans apparaître présomptueux… Martin est le cinéaste indépendant ultime. Quand on regarde un de ses films, on sait qu’il est à la barre. S’il y a une chose à laquelle j’aspire, c’est celle-là : qu’une voix originale émane de mon travail. En surface, il n’y a peut-être pas de points communs entre nos styles – sa caméra bouge de manière fluide et énergique, alors que jusqu’ici j’ai appliqué une certaine rigidité et un style classique à la mienne. Mais il n’y a pas de doute que Martin est une des voix les plus originales du cinéma. C’est admirable, il faut garder ça en tête quand on est cinéaste.

Vos films et les siens étudient une certaine idée de la masculinité. Mais les vôtres ont une plus grande part de féminité…
C’est possible. J’ai entendu un peu les deux à propos de mes films. Certains considèrent MUD comme un film très masculin mais c’était l’idée – je voulais une romance racontée du point de vue masculin. Après, dans TAKE SHELTER, le personnage le plus fort est celui de Jessica (Chastain, ndlr). Je ne pourrais pas trop comparer ce pan de mon cinéma à celui de Martin. L’an dernier je discutais avec Reese Witherspoon et je lui disais ne pas vraiment savoir si j’écrivais de bons personnages féminins. Elle m’a répondu : ‘C’est parce que tu n’écris pas des personnages féminins. Tu écris des personnages.’ Ça m’a frappé car c’est mon but, c’est vrai. Me dire ‘je vais écrire un personnage féminin’ serait comme de me dire ‘je vais écrire un redneck’ : dès le départ, vous appliquez une étiquette et vous modelez le personnage a priori. Il faut aborder chaque personnage comme un être humain. Ne les limiter d’aucune manière.

« Avec Martin, on peut avoir des discussions très techniques mais il reviendra toujours sur le sens de ce travail technique. »

Vous avez l’habitude de parler de votre travail avec la presse. Mais était-ce la même chose de le faire avec Martin Scorsese ?
Non. Avec Martin, on peut avoir des discussions extrêmement techniques mais il reviendra toujours sur le sens de ce travail technique. Dans MARTIN SCORSESE PRÉSENTE JEFF NICHOLS, on parle de plans à la grue, du sens de ces plans. Comment la grue affecte la signification du plan, de la scène et donc du film. On peut évidemment avoir ce genre de conversations avec des journalistes mais quand on discute de ça avec Martin Scorsese, il ne parle pas uniquement de l’effet d’un plan, du résultat, mais aussi de l’exécution. Je crois que ça rend la discussion plus enrichissante.

Dans votre conversation, vous expliquez que le public ne comprend pas toujours vos films parce qu’ils manquent d’intrigue. Pensez-vous être un peu anachronique ; plus proche d’un cinéma des 70’s, qui savait mettre l’intrigue en retrait – d’où votre intérêt à discuter avec Scorsese dans ce documentaire ?
Absolument. Quand je parle de ça, Martin comprend tout de suite, d’ailleurs. J’ai déjà dit par le passé que l’intrigue était surfaite – certains scénaristes doivent se dire que je suis un crétin et je suis certain que, hors contexte, je suis un crétin mais… (Rires.) Martin a réagi à ce commentaire parce qu’on parlait de structure. Ça ne diminue pas l’importance de l’énergie narrative obtenue en posant des questions et en y répondant au cours du récit. Mais ce commentaire concernait la stricte structure de l’intrigue, lorsqu’elle devient la première force directrice du récit : pour moi, c’est limitatif. Si vous avez une voix originale en tant que cinéaste, je crois que c’est là qu’on l’entend, dans la manière dont vous structurez une histoire. Honnêtement, je serais incapable de vous dire comment ils ont structuré LES AFFRANCHISS ! Du coup LES AFFRANCHIS ne ressemble à aucun autre film. LOVING est un film d’époque sur les droits civiques. Il y a eu des tas de films comme ça alors j’ai essayé de réfléchir avant tout aux personnages et à la structure narrative qui émanait d’eux. Les cinéastes faisaient ça dans les 70’s, je crois. À partir du moment où les blockbusters ont émergé, une autre structure s’est imposée – un peu comme dans la musique pop avec l’alternance couplet-refrain. Je ne dis pas du tout que ce type de structure n’a pas de valeur. Mais tout ce que je souhaite dans mon travail, c’est de ne pas laisser ce genre de construction devenir une force limitative ou directrice. Je préfère laisser les personnages guider la structure, en espérant que ça donne un film qui ait l’air unique. Ça permet d’obtenir des films qui ne tombent pas dans un rythme auquel le public est habitué.

Avec Martin, vous discutez de la manière dont ses films sont liés à New York et les vôtres au Sud des États-Unis. Quelle image du Sud vouliez-vous véhiculer ? Et pensez-vous qu’elle ait évolué ?
Mon désir à ce sujet est sans doute le même que Martin avec New York : je veux montrer
le Sud pour ce qu’il est. Ça ne signifie pas qu’il s’agit de la vérité pour autant car chaque film passe par le filtre du cinéaste et des gens qui le confectionnent. Aucun film ne représente la vérité. Dans mes films je voulais juste montrer ma vérité sur le Sud. SHOTGUN STORIES est conforme à cette envie : il capture ce que je voyais du Sud contemporain depuis ma fenêtre et que je ne voyais pas représenté dans les films. J’avais l’impression qu’à l’écran, le Sud avait toujours ce côté ‘gothique’. Je voulais ôter ce vernis car il n’apparaissait pas là où je vivais – je viens de la classe ouvrière d’Arkansas. Quand Martin pensait à New York, il écoutait les sons, les sons émanant des gens, leurs habits etc. Quelqu’un m’a raconté qu’il nouait lui-même les cravates de ses acteurs pour que les nœuds soient parfaits. Il fait attention à ces détails parce qu’ils représentent son interprétation de New York. Et j’ai la même approche avec le Sud : oui, c’est une interprétation mais j’essaie qu’elle se rapproche le plus possible de la réalité à laquelle j’assiste. Après, ma vision a évolué parce que j’ai évolué. Peu à peu, c’est devenu une priorité moins importante que d’autres, sans doute parce que je savais que je l’avais déjà fait. Sur MIDNIGHT SPECIAL, j’avais d’autres choses à accomplir. Sur SHOTGUN STORIES, ce réalisme était plus haut dans ma liste des priorités.

Mais parvenez-vous à imaginer en quoi un de vos films qui se situerait ailleurs serait différent ?
C’est un peu le cas de TAKE SHELTER : on devait le filmer en Arkansas mais un des producteurs nous a fait tourner en Ohio, dans le Midwest. Heureusement, ça reste un État rural donc j’ai pu trouver des terres agricoles et divers décors pour donner le change. Mais il y avait un rythme différent dans ces lieux et donc dans le film. Tourné dans le Sud, TAKE SHELTER aurait sans doute été un peu différent. On a quand même essayé d’absorber l’Ohio [pour le faire ressembler au Sud] donc ce n’est peut-être pas une réponse adéquate à votre question. En revanche, j’ai en tête un autre projet – Michael Shannon se moque tout le temps de moi parce que j’en parle depuis dix ans sans le faire : j’aimerais réaliser un film sur des motards des 60’s en Illinois. Les voix en Illinois sont tellement différentes ! Ce serait un énorme challenge pour moi et c’est peut-être pour ça que je ne l’ai pas encore écrit – c’est très intimidant. Mais plus j’avance dans ma carrière, plus ça a du sens à mes yeux que chaque film représente un défi spécifique. Donc je pense que je le ferai un jour. Je ne sais juste pas quand.

« Dans mes films je voulais juste montrer ma vérité sur le Sud. »

Actuellement, vous planchez sur ALIEN NATION, un remake très lointain de FUTUR IMMÉDIAT, dont vous avez relocalisé l’action en Arkansas (depuis, le projet a été annulé, ndlr). MIDNIGHT SPECIAL était un film de studio mais le budget était médian et vous aviez le final cut. ALIEN NATION coûtera très cher… Face à un tel défi, est-ce important de vous référer à des cinéastes comme Martin Scorsese qui ont réussi à faire de gros films tout en conservant leur identité ?
Martin et moi en discutons brièvement dans le docu mais le seul cinéaste avec qui j’en ai vraiment discuté est Matt Reeves – notamment parce qu’il a réalisé ses deux PLANÈTE DES SINGES pour la Fox (qui devait produire ALIEN NATION avant le rachat par Disney, ndlr) : j’ai essayé de savoir ce qui fonctionnait pour ce studio. Car chaque studio est différent. Vous savez, les gens que j’ai rencontrés dans les studios ont toujours été formidables. Mais même si on peut faire confiance aux personnes, on ne peut pas faire confiance au studio lui-même, parce que c’est un système. Quand on a signé avec Warner pour MIDNIGHT SPECIAL, Jeff Robinov était aux commandes. Quand on est arrivés en préproduction, il avait été licencié. Il y avait d’autres personnes de confiance – par exemple, j’appréciais beaucoup Jon Berg. Mais c’était différent après le départ de Jeff, qui était notre soutien premier. Sur ALIEN NATION le studio a été génial avec moi durant le processus d’écriture – si je peux faire le film tel que je l’ai écrit, j’en serai aussi fier que de mes autres films. Ce projet représente une progression naturelle en termes de challenge. Ce sera un défi pour moi de gérer un tel budget, de gérer les performances en motion capture. Mais ça resterait un de mes films. Le problème est que j’ai commencé le travail il y a deux ans et qu’entre-temps, la Fox a été achetée par Disney. Oui, je fais confiance aux gens avec qui j’ai eu à faire chez Fox. Mais je ne fais pas confiance au système. (Rires.) Quand on parle de tels budgets, ça a du sens de ne pas laisser une seule personne en contrôle total. Martin a pu diriger des films à 100 millions et garder le contrôle. Mais je ne suis pas Martin Scorsese! Alors Matt m’a donné cet excellent conseil : être le plus clair possible. Et c’est en fait la manière dont j’ai essayé d’aborder tous mes projets. Quand je rencontre un investisseur, un producteur ou un acteur, j’essaie d’expliquer ce que je fais le plus clairement possible. Je ne joue pas, je ne manipule personne – je ne suis pas bon pour ça. J’expose exactement ce que j’ai en tête. Avec les studios, c’est le mieux que je puisse faire : être très clair sur mes intentions, leur dire le film que je compte réaliser. J’écris des scripts assez représentatifs de ce que les films sont au final et j’espère que cette clarté me permet de trouver des alliés. Bien sûr, ça n’empêchera jamais un exécutif un peu taré, qui sera embauché demain de dire : ‘Je veux que les aliens ressemblent plutôt à ça !’ (Rires.) Mais je ferai de mon mieux pour protéger le projet.

Vous dites à Scorsese que les gens du Sud, et donc vos personnages, sont des taiseux. Votre cinéma est dans la retenue. Ces deux facteurs représentent-ils des défis pour un projet comme ALIEN NATION ? On sait que de nos jours, dans les gros films, tout doit être expliqué et verbalisé…
Les projections-tests sont un défi. On n’en a pas parlé ensemble mais je ne crois pas que Martin permette qu’on teste ses films. Après les projo-tests, le public pose des questions sur le film qu’il a vu. Mais ce n’est pas parce qu’ils posent des questions qu’ils méritent d’avoir les réponses… Or, il est difficile de convaincre un studio sur ce point. Les personnes qui mènent ces tests parlent avec tellement d’autorité : ‘Voilà ce que votre film accomplit, voilà ce qu’il n’accomplit pas.’ Vous avez envie de débattre mais c’est impossible parce qu’ils ont toutes ces statistiques… Il faut donc parvenir à naviguer entre tout ça, conserver sa confiance et sa propre autorité tout au long de ce processus. Et je crois que ce processus dépend énormément de l’exposition du récit. Le script d’ALIEN NATION comprend sans doute plus d’explications que n’importe lequel de mes films. Pas en raison de l’intrigue mais du ‘world building’ – j’ai dû créer toute une civilisation alien et mettre le public au jus. Le film débutera donc par une voix off. Et là, je ne suis pas dans ma zone de confort. Qui sait, peut-être que je pourrais tirer quelques leçons de Martin à ce sujet ! (Rires.)

Credit Photo Jeff Nichols : Kyle Kaplan/Focus Features. © 2024 Focus Features. All Rights Reserved.

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