NOPE : entretien avec Michael Abels
Les nuages qui dissimulent un OVNI. Un village western de carton-pâte perdu dans le désert. Un motard au casque réfléchissant. Un cavalier noir qui fend le vent. Une entité qui avale, digère et régurgite ceux qui la regardent. Des trombes de sang déversées sur une bâtisse isolée. Un chimpanzé-acteur qui, sous la pression du spectacle que les hommes lui ordonnent de donner, craque et attaque. NOPE a imprimé sur les écrans une cohorte d’images marquantes, à la fois inédites et nourries de prestigieuses références. Des images qui ne se satisfont pas de leur nature évocatrice, effrayante ou merveilleuse, mais réfléchissent immédiatement sur elles-mêmes, leur nature, leur impact, sur la manière dont le public les reçoit, les anticipe, les imagine ou les fantasme. A-t-on vraiment vu cet OVNI dans le ciel ou Peele nous a-t-il menés à l’imaginer ? Est-ce bien des cuivres rappelant RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE qu’on entend ou NOPE force-t-il notre cerveau à établir des passerelles cognitives ? Si NOPE se révèle aussi passionnant dans son récit, aussi riche dans ses thématiques, aussi indéniable dans la puissance de son spectacle, c’est aussi parce que, contrairement à nombre de blockbusters actuels et à leurs esthétiques arasées, le troisième film de Jordan Peele soigne son exécution. Une excellence technique, discrète ou plus visible mais jamais frimeuse, toujours au service de l’histoire, des personnages, de leurs émotions, du propos. Et de la volonté de créer des images et des sons mémorables, donc. Aux avant-postes de cette excellence, le directeur de la photographie Hoyte Van Hoytema et le compositeur Michael Abels. Le premier collabore pour la première fois avec Jordan Peele et insuffle à NOPE une majesté sensationnelle. Le second retrouve le cinéaste pour la troisième fois après GET OUT et US mais n’use pas des mêmes formules : il embrasse une ampleur nouvelle. Deux partitions, l’une visuelle, l’autre musicale, qui ont marqué l’année 2022 de leur précision et de leur inventivité. Et dont on ne pouvait que vouloir discuter avec les intéressés.
Deuxième étape : Michael Abels. GET OUT, US, NOPE : parmi les éléments constitutifs du cinéma de Jordan Peele figure la musique de Michael Abels. Si bien qu’il a parmi ses fans nul autre que Steven Spielberg – le cinéaste a fait savoir à Peele qu’il ne devait absolument pas changer de compositeur. Un adoubement qui tombe bien, tant NOPE s’inscrit dans une lignée spielbergienne. Références à RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE, approche protéiforme de la musique du western et usage des cordes : Michael Abels décrypte le son de NOPE.
NOPE est plus ample que GET OUT et US. Votre score l’est aussi : on entend très rapidement que la taille de l’orchestre a augmenté. Mais au-delà, que signifiait pour vous d’être plus ample ?
Michael Abels : J’étais très excité car mes idées s’accordent mieux à de grands ensembles, il m’est plus difficile d’écrire de la musique de chambre ! (Rires.) Sur NOPE, tout était conçu afin d’être imposant – la vallée où il a été tourné, les genres dans lesquels il évolue… Il était donc vital que le score puisse occuper l’espace sonore, qu’il soit un peu l’équivalent de la photographie en IMAX pour l’espace visuel. Si bien que, lorsque NOPE devient une aventure épique dans le troisième acte, le score a la possibilité de le devenir également.
En tant que musicien, quel est votre propre rapport au spectacle ?
J’y suis accro, comme tout le monde : j’ai co-écrit un opéra ! (Rires.) (OMAR, ndlr) Jordan, lui, a une relation très saine avec ça, il sait lorsqu’il faut être spectaculaire mais il approche cette notion avec prudence. Pour moi, il est un garde-fou. Composer une partition très ample, avec Jordan qui s’assure que nous sommes prêts pour cette ampleur, permet un équilibre très sain.
L’équilibre, c’est aussi de savoir quand être spectaculaire et jusqu’à quel point, j’imagine. Mais comment savez-vous ?
Ça repose surtout sur mes discussions avec Jordan. Quand je dois trouver une idée, je pars de ce que le réalisateur m’a dit en amont mais surtout, je dois partir des émotions que je ressens devant une scène. Je sonde mes émotions comme si j’étais un spectateur ou un des personnages. Ensuite, quant à l’ampleur… Avec tous les réalisateurs, on parle de ce que les personnages ressentent à un instant T. Mais avec Jordan, il y a une dimension supplémentaire : le sentiment du spectateur. Il a une idée très définie de l’émotion que doit traverser le public à chaque scène. Cette description de l’émotion, du point de vue du personnage et du public, me donne une notion encore plus précise de l’échelle d’ampleur que doit avoir ma musique. Jordan veut s’assurer que le spectacle est construit. Il ne cherchera l’ampleur que s’il sait que le public est prêt à la recevoir.
« Il était vital que le score occupe l’espace sonore, qu’il soit l’équivalent de la photographie en IMAX pour l’espace visuel. »
Ça rejoint le fait que les titres de ses films discutent avec le public d’une manière méta… Dans le morceau ‘It’s In The Cloud’ du score de NOPE les cuivres rappellent ceux de RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE. Sauf que là où l’OVNI créait l’émerveillement chez Spielberg, il crée la peur dans NOPE. Est-ce qu’utiliser une telle référence est votre manière de discuter avec le public ?
C’est exactement ça. C’est parfois très conscient de ma part, mais ça peut être aussi inconscient. Nous avons tous un peu les mêmes références car nous avons grandi dans un même environnement artistique et multi-culturel – qui comprend la musique, le cinéma et la télévision. Lorsque Jordan veut faire une référence, que ce soit sous forme d’hommage ou de satire, je réagis au quart de tour. Ce qui est intéressant dans sa manière de faire de la satire c’est, qu’au-delà du commentaire, sa conception et sa représentation d’un genre sont honnêtes. Dans NOPE, il y a ce parc d’attraction, Jupiter’s Claim, censé être un truc un peu toc. Ça n’empêche pas qu’en tant que spectateur, on croit absolument que ce parc existe, qu’il ressemble à ça et qu’il est à la fois sérieux et kitsch. Alors ma musique doit être aussi sincère que les décors et faire partie de cet univers. Donc même sans en discuter avec Jordan, j’emmène dans mon travail les référents culturels que nous partageons tous. Et je fais appel à ces références parce qu’elles sont pertinentes pour tel ou tel genre. Les cuivres dans ‘It’s In The Cloud’ renvoient en effet à RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE. Si, en tant que spectateur, vous le saisissez, vous appréciez la référence. Mais si vous ne l’avez pas, ça ne change rien : ça reste un son effrayant.
Est-ce que vous disposez d’autres moyens que la référence pour injecter la satire ?
La musique directement satirique est très amusante à écrire – il y a un peu de ça dans GET OUT, quand on force Chris à regarder cette fameuse vidéo. J’en ai écrit la musique et avec Jordan, on s’était mis d’accord pour que le morceau (‘Educational Video’, ndlr) soit exécrable. Il s’agissait du thème de GET OUT réorchestré de la manière la plus horriblement sirupeuse qui soit. C’était de la satire dans de la satire. Mais sinon, la satire chez Jordan est plus sophistiquée que ça : il s’agit d’un commentaire sur la culture ou sur ce qu’un genre cinématographique dit de notre culture. Et dans ce cas-là, si la musique est comique, elle dévalorise tout. Il vaut mieux qu’elle reste sérieuse.
Est-ce que sur NOPE, la place centrale que vous donnez généralement aux cordes était encore plus vitale pour véhiculer le propos sur le spectacle ? On sait que les gros films hollywoodiens adorent les cordes…
Je crois que la place des cordes dans mes scores pour Jordan vient du fait qu’elles créent des sons très effrayants. Sur US, leur importance était plus précisément due au refus de Jordan que j’utilise des cuivres. Alors pour moi, la nouveauté sur NOPE n’est pas tant dans l’utilisation des cordes que dans celle des cuivres ! L’écriture des cordes de NOPE est probablement ce que l’on pouvait attendre de moi, étant donné la nature de cette histoire. En revanche, l’utilisation des cuivres est plus notable. Il y a même un morceau, ‘Brother Sister Walk’, qui est entièrement orchestré avec des instruments à bois parce qu’on voulait quelque chose d’old school qui évoque le son du cœur de l’Amérique des prairies vue dans les films des années 60.
J’aime tout particulièrement le morceau ‘Winkin’ Well’, qui établit une conversation entre cordes et cuivres pour accroître la tension et l’émotion. Ça dit beaucoup de la nature duale du film, entre peur et émerveillement.
Oui. Dans cette scène, la musique raconte l’histoire du point de vue d’Emerald (campée par Keke Palmer, ndlr). C’est là qu’elle affirme son pouvoir, ce qu’elle a eu peu l’occasion de faire dans sa vie. Elle peut enfin montrer ce dont elle est capable. Son parcours est épique et encore plus à ce moment-là, alors la musique se devait de l’être aussi. Pour créer ce morceau, j’avais besoin d’établir plusieurs couches rythmiques, jouées par les différentes sections de l’orchestre. D’où cette conversation entre les cuivres et les cordes.
Certains compositeurs préfèrent écrire sur les images. D’autres plus en amont, dès le scénario. Quel genre êtes-vous ?
Tout dépend du film et du processus qu’il requiert. Les deux méthodes me vont. Avec Jordan, ça commence toujours par l’envoi du script. Il aime concevoir l’univers sonore de ses films en même temps que l’univers visuel, en préproduction. Alors il m’encourage à lui envoyer des démos très tôt. Dans le cas de US, le morceau ‘Anthem’ a été composé avant le tournage et il l’a joué sur le plateau. Pour NOPE, il m’a parlé très en amont de la notion de spectacle et de ‘mauvais miracle’ – quelque chose qui vous fait ressentir à la fois émerveillement et terreur. J’ai donc tout de suite écrit des démos qui pouvaient évoquer conjointement ces sentiments. Dans la musique du film, il y a aussi un morceau plus ancien, que j’ai écrit il y a longtemps : ‘Urban Legends’. Il s’agit du premier de mes travaux que Jordan a entendu. Et il se trouve qu’il a écrit le script de NOPE en l’écoutant, si bien qu’il a voulu le mettre dans la musique temporaire, pour le climax, quand OJ chevauche dans la vallée. Jordan est un génie donc je suis toujours prêt à écouter ses idées. (Rires.) Ce n’était pas du tout ce à quoi je pensais quand j’ai écrit ce morceau mais ça fonctionnait parfaitement. Quand est venu le moment de mettre le score en boîte, j’ai remonté ‘Urban Legends’ en fonction des images, j’ai réfléchi où il devait aller, pensé à comment le réorchestrer pour qu’il s’accorde au score et on l’a réenregistré.
‘Urban Legends’ date de 2012. Qu’avez- vous ressenti quand, dix ans plus tard, vous avez constaté qu’il était pertinent dans le cadre de NOPE ?
C’était incroyable ! (Rires.) Il y a un élément spirituel à tout ça parce qu’à l’époque où j’ai composé ‘Urban Legends’, j’avais abandonné l’idée d’avoir un jour la chance d’écrire pour le cinéma. Tout ce qu’on crée est associé à une époque de notre vie alors quand j’entends un de mes morceaux, je repense à l’époque et à l’endroit où je me trouvais quand je l’ai écrit. Réentendre ‘Urban Legends’ m’a refait penser à celui que j’étais il y a dix ans. Si à l’époque quelqu’un m’avait dit que ce morceau illustrerait un cheval au galop face à un OVNI, j’aurais trouvé ça insensé. (Rires.) C’est une jolie manière de se rappeler que nous passons notre vie à escalader une montagne dont nous n’atteignons jamais le sommet. Mais parfois, on se retourne et on regarde en arrière. ‘The Run – Urban Legends’ (le titre du morceau dans le score, ndlr) était un bon moyen de me retourner, de regarder en arrière et d’apprécier mon parcours.
« NOPE est, de manière surprenante, un western. Musicalement, comment l’exprimer sans que ce soit un cours magistral sur l’Histoire du genre ? »
Le score de NOPE aborde la musique de western de trois façons distinctes. ‘Jupiter’s Claim’, qui est diégétique, est dans la tradition hollywoodienne ; ‘The Run – Urban Legends’ dans l’hybridation de l’avant-garde et de la pop ; ‘Nope’ tend vers un son morriconien. Ça en dit beaucoup sur la manière dont ce genre s’est émancipé par la musique, mais aussi sur comment les personnages de Peele se réapproprient cette culture dont les Afro-américains ont été effacés. Quelle a été votre approche ?
Vous avez connecté tous les points. Mais en le faisant, vous me donnez peut-être plus de crédit que je n’en mérite ! (Rires.) Je ne me suis pas dit : ‘On va avoir besoin de trois approches distinctes de la musique de western.’ Car dans notre façon de travailler avec Jordan, on se propose constamment des tas d’idées. Il sait ce qu’il veut mais il aime aussi découvrir les meilleurs moyens de confectionner son film durant le processus. En post-production, il se pose encore des tas de questions sur ce que doit être le montage ou la musique, la manière dont ils peuvent l’aider à découvrir comment raconter au mieux son histoire. Alors je ne lui dis pas qu’il y aura trois approches de la musique de western… Mais NOPE est, de manière surprenante, un western. Musicalement, comment l’exprimer sans que ce soit un cours magistral sur l’Histoire du genre ? Chacun des trois morceaux a été écrit avec une patte très spécifique. Leur emplacement dans le film a évolué au fil des mois. Si Jordan a été inspiré par ‘Urban Legends’ lors de l’écriture, c’est parce que ça sonne comme un cheval au galop ! Et c’est ainsi que ce morceau ‘fait’ western. Dans ‘Jupiter’s Claim’, je convoque l’esprit des films des années 50 et 60. Sur ‘Nope’, il y a cet esprit d’Ennio Morricone, en effet, que je me devais d’inclure. Sauf que lorsque je l’ai écrit, je ne savais pas qu’il s’agirait du morceau de fin. On l’entend pour la première fois dans la scène du parc d’attractions, de manière diégétique, mais il est presque indiscernable parce qu’OJ et Emerald se disputent… Jordan a ensuite décidé de l’extraire de la diégèse et d’en faire la musique extradiégétique de la fin. Ça illustre bien la manière dont le processus évolue au fil de la confection.
Sur NOPE, vous utilisez les voix de manière moins frontale et plus traditionnelle, au sein de l’orchestre même, que dans GET OUT et US. Pourquoi ?
On s’est dit que les voix transmettraient bien l’émerveillement. Or, cet émerveillement, s’il est déjà un peu présent au début du film, ne s’installe totalement que plus tard, quand l’entité se révèle. On ne pouvait donc pas utiliser les voix dans le morceau du générique de début (comme c’était le cas dans GET OUT et US, sur ‘Sikiliza Kwa Wahenga’ et ‘Anthem’, ndlr). En tout cas, il y en a dans ce morceau, ‘The Muybridge Clip’, mais elles ne sont pas mises en avant. La deuxième raison, c’est que dans GET OUT et US, il y avait des paroles. Ça signifiait quelque chose de très spécifique. Ici, sur NOPE, c’est un chœur sans paroles, plus traditionnel. Mais j’ai essayé de changer un peu le truc avec des voyelles qui évoluent. Ce ne sont pas uniquement des ‘a’ ou des ‘o’, mais plutôt des modulations. Cela donne un son d’un autre monde.
Comment définiriez-vous la place de la musique dans le storytelling de Jordan Peele ?
Elle est légèrement différente de projet en projet mais à l’image des différences qu’il peut y avoir entre les films eux-mêmes. GET OUT, US et NOPE font partie du même univers, mais ils sont faits de personnages différents, d’histoires différentes. De thèmes différents ou similaires mais approchés différemment. De ce point de vue, je suis comme n’importe quel autre spectateur : j’observe le travail de Jordan et j’en tire mes conclusions. C’est juste que je vois les films avant tout le monde. (Rires.) Je l’aide à raconter une histoire de la manière singulière qu’il recherche. Donc forcément, la musique sera différente de film en film. Mais parce qu’il s’agit de sa sensibilité, il y aura aussi forcément des similitudes.
GET OUT et US étaient vos premiers scores. Depuis, vous avez composé pour d’autres films, d’autres cinéastes. Est-ce que cette diversité et cette multiplicité ont eu un impact sur votre approche de NOPE ?
Travailler avec une grande variété de personnes aide à apprendre à travailler mieux avec autrui. Je crois qu’en ce qui concerne Jordan, travailler à nouveau avec lui m’a encore plus fait comprendre ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Si bien que lorsque je compose pour lui, j’ai la sensation qu’il est là, à mes côtés, même si ce n’est pas le cas. Sinon, j’ai mieux appris le processus de confection des films. Pouvoir mieux prédire le parcours du film jusqu’au mixage me permet de replacer mon expérience en contexte. Alors si quelque chose de surprenant arrive, je suis moins… surpris, car j’ai davantage d’expérience. Ça aide à ce que le processus soit plus stable.
Photo Michael Abels : Alex J.Berliner/ABImages / Photos NOPE : Copyright 2022 UNIVERSAL STUDIOS. All Rights Reserved.
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Réalisateur : Jordan Peele
Avec : Daniel Kaluuya, Keke Palmer, Steven Yeun, Michael Wincott
Pays : États-Unis
Durée : 2h10