LOVING : entretien avec Jeff Nichols
État de Virginie, sud des États-Unis, 1958. Richard Loving aime Mildred Jeter. Lorsqu’elle tombe enceinte, il achète un terrain pour y bâtir leur maison, et la demande en mariage. L’union est célébrée en dehors de l’État, à Washington. Au retour de Richard et Mildred en Virginie, les autorités les arrêtent : parce qu’il est blanc et elle, noire, leur mariage est interdit par la loi locale. Condamnés à la prison puis à l’exil, Richard et Mildred, aidés de deux avocats, vont se battre pendant plus de dix ans pour faire reconnaître à l’Amérique leur droit au mariage. À l’égalité. À l’amour. De cette histoire vraie, dont l’impact reste prégnant aujourd’hui – la jurisprudence Loving a mené la Cour Suprême à reconnaître le mariage des personnes de même sexe en 2015 –, Hollywood aurait pu tirer un mélodrame lacrymal, un grand spectacle à message visant à dénoncer la haine autant qu’à célébrer la capacité de résilience de l’Amérique. Un film triomphant, porté par des performances à Oscar surlignées et une musique sirupeuse à violons. Heureusement, après avoir été contée dans MR & MRS LOVING en 1996 – Mildred en aurait signalé l’inexactitude – puis dans un documentaire HBO, THE LOVING STORY, l’histoire du couple tombe cette fois dans les mains d’un des cinéastes les plus élégants de son époque, Jeff Nichols. Avec LOVING, il fait plus que reconstituer des faits historiques et réalise un véritable « film de Jeff Nichols », où son style s’affirme encore un peu plus comme celui d’un indéfectible et immense portraitiste de l’âme humaine. Avec pudeur et retenue, il capte la pureté du sentiment amoureux, met à l’écran la douleur des Loving et en fait une peine universelle. La précision de son écriture, autant que de sa mise en scène, a cela d’effarant que Jeff Nichols ne laisse rien au hasard, comme on a pu à nouveau le constater en décortiquant avec lui LOVING lors d’un entretien réalisé juste après la présentation du film au Festival de Cannes.
Vous avez commencé à tourner LOVING en septembre 2015, six mois avant que MIDNIGHT SPECIAL ne sorte en salles. Aviez-vous un sentiment d’inachevé, la sensation que quelque chose était en suspens ?
Jeff Nichols : Oui, un peu. Je me demandais parfois : ‘Comment je peux commencer ce film alors que l’autre est encore dans l’inconnu ?’ Cela dit, MIDNIGHT SPECIAL était entièrement terminé quand le tournage de LOVING a commencé. Quant au script de LOVING, je l’avais écrit en 2013 : j’ai vécu avec cette histoire pendant un certain temps, elle était donc tout à fait prête à ‘sortir’. Les rares moments de conflits étaient avant tout pratiques – j’ai reçu quelques coups de fil concernant le marketing de MIDNIGHT SPECIAL alors que j’étais en pré-production de LOVING, par exemple. Au-delà, il n’y a pas eu trop de recoupements, j’étais plutôt content. Au départ, MIDNIGHT SPECIAL devait sortir à l’automne, en plein tournage de LOVING, et ça, ç’aurait été impossible à gérer.
LOVING ne débute pas par le traditionnel carton ‘Inspiré de faits réels’. Cela permet au film, dès ses premiers instants, de ne pas être prisonnier de l’Histoire. Aviez-vous par ce biais envie de conserver un certain esprit romanesque ?
Non parce qu’une grande partie de la nature même de ce film – que ce soit l’esthétique ou la structure narrative – a été dictée par l’idée que je m’étais fait de Richard et Mildred. Le style de personnes qu’ils étaient. LOVING a une structure assez étrange, le temps y file… Il n’y a clairement pas de structure en trois actes, il n’y a pas de climax. Ce n’est pas très conventionnel, de ce point de vue. Mais dans le même temps, le film est très direct dans son déroulement. J’ai mis en lumière une suite de faits et j’ai essayé de peupler cette chronologie factuelle de petits moments très intimes et personnels, en espérant que cette accumulation mènerait à la compréhension d’une idée émotionnelle plus générale – à savoir à quel point Mildred et Richard étaient importants l’un pour l’autre. Leur amour est au cœur de tout, mais aussi la manière dont ils prennent soin l’un de l’autre. C’est bien ce qui est merveilleux dans le mariage ou le couple : ce n’est pas seulement le fait de s’aimer mais aussi de s’occuper de l’autre, d’en prendre soin.
« Je trouvais que le meilleur moyen d’avoir une conversation politique était justement de ne pas en avoir du tout au sein même du film. »
Il semble y avoir deux points de vue dans LOVING : celui de Mildred, très dramatique, et celui de Richard, qui a presque des atours de thriller…
Il y a un peu de ça, oui. Cela dit, je pense qu’il faut compter Mildred dans ce sentiment de peur – ils peuvent se faire arrêter à tout moment et être embarqués dans quelque chose de très dangereux. Mildred est partie intégrante de ce pan-là de l’histoire, même si j’ai choisi que ce soit effectivement transmis principalement par le point de vue de Richard. Mildred gère d’autres trajectoires – à savoir la progression de leur dossier judiciaire. Richard, lui, pense avant tout au quotidien. Avec LOVING, j’ai essayé d’être le plus sincère et honnête possible, tout en sachant que je ne pouvais pas connaître tout ce qui s’était passé dans leur vie. Alors même les choses que j’ai pu romancer, j’ai tout fait pour qu’elles soient plausibles. Par exemple, je n’ai jamais eu la moindre preuve d’événements violents – comme des coups de feu, des parpaings jetés à travers leur fenêtre, des croix en feu. Je n’avais rien de tout ça dans mes recherches. Or, quand on essaie de bâtir un récit, on a besoin de tension dramatique. Ce que Richard et Mildred ont connu, les faits, sont atroces – leur arrestation, leur emprisonnement, leur exil. Tout ça est déchirant, c’est de la torture psychologique. Par définition, les scènes du film ne pouvaient donc pas concerner des événements forts que j’aurais déroulés devant le spectateur. Il fallait que ce soit constamment un voyage psychologique.
Vous nous avez souvent dit que vos films précédents étaient inspirés par des peurs très personnelles. Est-ce aussi le cas pour LOVING ?
Non, pas cette fois. En revanche j’ai essayé de comprendre la peur ressentie par Mildred et Richard. Quand ils reviennent en secret en Virginie par exemple, ils sont immédiatement en danger. Quelqu’un aurait pu sortir des bois, les pendre à un arbre et leur histoire se serait arrêtée là. Qu’ils aient dû vivre ainsi, au jour le jour, m’est apparu comme une adversité qui méritait d’être exprimée dans un film. En tant que personne, je fais partie des plus privilégiés qui soient : je suis un homme blanc de la classe moyenne, vivant en Amérique. Je trouve ça intéressant que, dans LOVING, il y ait cet homme blanc américain qui se retrouve dans cette situation et vive une perspective n’étant normalement pas celle de ses semblables.
Et tout le monde peut s’identifier à ce que vous racontez…
Oui. Logiquement, il ne devrait pas y avoir d’effet de conséquence : pourquoi le fait d’aimer telle personne devrait dicter la manière dont on vit ? Mildred aime deux choses : Richard et d’où elle vient. Et tout à coup, ces deux choses ne peuvent pas coexister, c’est tragique. Elle est là, la tension dramatique dont je vous parlais tout à l’heure et que je cherchais pour cette histoire.
LOVING est très intime. Mais le voyez-vous aussi comme un film plus global et disons-le clairement, comme un film politique ?
LOVING ne peut pas ne pas être un film politique. Ce serait même très dommage s’il ne créait pas un débat sur la politique, sur les pratiques et les croyances sociales. Mais dans le même temps, je trouvais que le meilleur moyen d’avoir une conversation politique était justement de ne pas en avoir du tout au sein même du film, du récit. Je pense que beaucoup de gens vont parler des implications politiques et sociales de LOVING mais le film, lui, n’avait pas à le faire directement. J’avais le sentiment que ce propos était tellement manifeste, tellement évident, qu’en parler de manière directe dans le film aurait non seulement été un peu cliché mais, en plus, n’aurait pas nécessairement représenté la manière d’être de Richard et Mildred. Je ne pense pas que les Loving s’asseyaient pour parler de l’importance qu’ils ont eue pour le mouvement des droits civiques. Mon choix a donc été dicté à la fois par un peu de calcul – ne pas avoir la conversation pour l’avoir – mais aussi par ma volonté de représenter les Loving tels qu’ils étaient.
En un sens, LOVING n’a aucune intention politique…
C’est exactement ça, oui. Je n’avais pas d’intention politique dans les limites imposées par l’histoire du film. Je n’ai jamais écrit une scène pour obtenir tel résultat. Parce que leur histoire a déjà ce pouvoir-là. Ça me rappelle une discussion que j’ai eue un jour avec Phil Hirschkop (l’un des deux avocats qui ont plaidé le cas des Loving devant la Cour Suprême, incarné dans LOVING par Jon Bass, ndlr). Je voulais obtenir des informations sur la vie personnelle de Mildred et Richard mais il m’avait répondu qu’il ne les connaissait pas tant que ça – il ne les avait rencontrés qu’une douzaine de fois. En fait, à partir du moment où Richard et Mildred avaient été arrêtés à leur retour en Virginie après leur mariage à Washington, il y avait suffisamment d’éléments pour plaider devant la Cour Suprême. Les avocats n’ont donc pas eu à interroger des témoins ou faire quoi que ce soit d’autre car ils avaient à défendre une idée théorique. Le film, c’est pareil : l’idée de l’histoire de LOVING porte en elle tout le poids politique et engendre la conversation. Mais le film en lui-même traite des personnes, il traite de Richard et Mildred.
Dans le premier acte du film, le racisme et la ségrégation sont là, partout, latents, mais ils ne sont jamais sur-dramatisés à l’écran. Du coup, quand ils surgissent, ils apparaissent d’autant plus violents et absurdes. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez travaillé cette construction ?
C’est vraiment un travail sur le point de vue. Le flic qui les a arrêtés (incarné par Marton Csokas, ndlr) venait de Bowling Green, qui est le siège du comté de Caroline en Virginie. Les Loving, eux, vivaient à Central Point, qui n’était même pas une ville, c’était seulement deux routes. C’était juste une communauté – je crois que c’est le bon mot pour décrire cet endroit. Mildred et Richard ont grandi dans cette communauté sans l’envie d’en sortir, sans avoir grand intérêt pour ce qui se passait en dehors. Cela a créé cette situation unique dans laquelle Richard a été élevé par un père travaillant pour un Noir. Il a grandi à côté d’une famille noire. Ses amis étaient noirs. C’était sa vie, tout simplement. Donc, au début du film, s’il n’y a aucun signe manifeste de racisme à l’écran, c’est parce qu’il n’y avait aucun signe manifeste de racisme dans cette communauté très spécifique. Je crois que beaucoup de gens, en regardant LOVING, vont penser que c’est absurde. Ils vont se dire : ‘Tout ce que l’on sait de l’Amérique et du Sud des États-Unis à la fin des années 1950 nous dit que le racisme était partout.’ Et ils auront raison. Mais dans cette situation très spécifique, dans cette bulle très spécifique, les gens qui y vivaient étaient plutôt bien dans leur peau. Ça n’a dérapé qu’à partir du moment où quelqu’un, au siège du comté, a fait remarquer : ‘Vous êtes au courant de ça ? Cet homme a épousé cette femme. On ne peut pas laisser faire ça’. Ils ont donc envoyé le shérif enfoncer la porte de Richard et Mildred, puis les ont arrêtés. Tout ça est très bien documenté. On sait que si la police a débarqué de nuit, ce n’est pas tant pour apparaître comme des croque-mitaines – encore que cela a peut-être été un facteur – mais parce qu’ils ne trouvaient pas Richard de jour, puisqu’il était au travail. Les arrêter de nuit pouvait aussi offrir à la police le bonus de trouver Richard et Mildred ensemble au lit.
« J’ai dit [aux producteurs] : ‘Je ne ferai pas la version triomphante de ce film’. »
LOVING est un film d’époque et il reste profondément un ‘film de Jeff Nichols’, il a tous les atours de vos autres films…
Merci.
Est-ce important pour vous de ne pas être inscrit dans votre époque ? Rejetez-vous l’idée de faire des films plus ‘modernes’ ?
Je ne sais pas… Je ne pense pas. Peut-être que je n’ai pas encore trouvé le bon projet pour exprimer cette facette de ma personnalité. Je ne crois pas avoir volontairement fui ou évité l’esthétique moderne, jusqu’à présent. Cela dit, peut-être que dans vingt ans on se repenchera ensemble sur ma carrière et on se rendra compte qu’en fait, si, je l’ai fuie. Mais vraiment, je crois que je n’ai simplement pas encore trouvé la bonne histoire. Et comme j’essaie toujours de laisser l’histoire dicter l’esthétique… Bien sûr, j’ai un point de vue et j’ai un style – peut-être même plus que je ne m’en suis rendu compte en chemin. Aujourd’hui, après cinq films, je peux voir qu’il y a certaines choses que j’aime faire. Mais esthétiquement, je pourrais peut-être vous surprendre. Ah, je ne sais même pas, parce que j’aime tourner en pellicule, j’aime ne pas trop éclairer… Cela dit, peut-être que dans le futur je ferai un ALIEN et qu’il aura l’air d’un film moderne. (Rires.)
Cela ne serait pas dû au fait que vous réalisiez des films ‘ruraux’ ?
Je crois que c’est en grande partie une des raisons, oui. L’autre raison est la manière dont je tourne : sur pellicule, avec peu de lumière. Ça donne un certain ton : littéralement, le grain est plus prononcé à l’image, sur pellicule. Regardez comment ils ont tourné LE RÉVEIL DE LA FORCE – cela a redonné de la texture à cette franchise qui en avait désespérément besoin. Je dois aussi citer l’influence des gens avec qui je travaille, comme mon production designer, Chad Keith (il a collaboré avec Nichols sur LOVING, MIDNIGHT SPECIAL et TAKE SHELTER, ndlr). On aime les choses qui ont ce look, qui ne sont pas forcément super propres. Au final, j’espère quand même que c’est toujours l’histoire qui me dicte tous ces choix. Même si, plus je fais de films, plus je comprends que j’ai une certaine esthétique et qu’elle finit par s’imprimer sur tout ce que je fais.
À propos du côté rural de vos films : pour la première fois vous filmez la ville dans LOVING, à savoir Washington, et elle est synonyme de déracinement…
Oui c’est vrai. C’est dicté par l’histoire de Richard et Mildred mais, dans le même temps, ce point de vue s’aligne avec quelque chose de très personnel. Je vis en ville, à Austin au Texas. C’est une grande ville, bien plus grande que l’endroit où j’ai grandi. Je crois que j’aime tourner dans la nature car cela donne de l’authenticité à ce que je fais. Dans le cas de LOVING, c’est encore plus évident parce que la nature joue un rôle pivot dans la caractérisation de Mildred – elle a besoin de vivre à la campagne. Alors du coup, la nature joue un rôle peut-être encore plus manifeste – elle n’est pas qu’un simple décor. Ceci dit, tous mes personnages sont les produits des endroits où ils vivent.
Il y a à l’image un fossé entre l’inertie de la situation vécue par les Loving et l’Histoire en marche – Mildred regarde la télé et dit que la manifestation de Martin Luther King à Washington pourrait tout aussi bien avoir lieu à l’autre bout de la planète. Avez-vous parfois eu la sensation que vous excluiez l’Histoire du film ?
C’est une excellente question… Je savais que Mildred avait regardé à la télé la marche de Martin Luther King à Washington. C’est un fait. C’est même ça qui avait mené sa cousine à l’exhorter à écrire à Bobby Kennedy. Tout ça a vraiment eu lieu. Pensez à ce qu’un foyer pauvre pouvait être en 1958. La maison de la mère de Richard a l’air de dater de la Grande Dépression – si ce n’est d’avant. Si c’est le genre de lieux où vous vivez, vous n’êtes sans doute pas collé aux infos de l’époque – certainement pas comme nous le sommes de nos jours. Du coup, je crois que, lorsqu’ils vivaient en Virginie, c’était plus aisé pour eux de ne pas se sentir impliqués dans le mouvement des droits civiques parce que celui-ci ne faisait pas partie de leur vie quotidienne. Pour ça, il aurait fallu qu’ils fassent la démarche. En revanche, quand ils s’installent à Washington, les manifestations ont lieu à quelques blocs de leur maison. C’est là qu’on voit la différence entre Mildred, sa maturité, et Richard, qui va au boulot tous les jours avec le seul but de leur maintenir la tête hors de l’eau. Mildred, elle, est assise dans sa maison et la pertinence de ce mouvement commence à avoir de l’impact sur sa vie. Je n’essayais pas consciemment d’exclure Mildred et Richard de l’Histoire mais cela m’a été imposé par les circonstances dans lesquelles ils se sont retrouvés. Ce sera intéressant de voir si quelqu’un me le reproche. Et je suis sûr qu’on me fera cette critique ! (Rires.) Mais encore une fois, je n’avais aucune intention cachée. Je voulais montrer les choses telles qu’elles étaient.
En un sens, c’est logique : si Mildred et Richard ne savent pas que leur mariage est interdit, il n’y a aucune raison pour qu’ils soient au courant du reste…
Exactement. Et c’était vrai. Mildred a un jour dit que Richard avait voulu aller se marier à Washington parce qu’il y avait moins de paperasse là-bas. Donc à partir de là, il faut reconstruire sa logique, à savoir que, dans son esprit, se marier [avec Richard] ne posait aucun problème. Elle ne savait évidemment pas que c’était illégal [là où ils vivaient, en Virginie]. Elle savait peut-être que ce n’était pas acceptable dans certains endroits mais ça allait parce qu’elle ne comptait pas aller vivre ailleurs ! C’était très important de comprendre tout ça. Mildred était certainement naïve, mais elle n’était pas stupide. Richard ne connaissait pas la loi, mais il savait sans doute qu’il ne pouvait pas aller au tribunal de son comté en Virginie pour se marier. Et ça, il ne l’a pas dit à Mildred. S’il le lui avait dit, elle n’aurait jamais rapporté cette phrase sur le manque de paperasse à Washington. Tout ça pour vous expliquer que pour écrire LOVING, il m’a fallu faire de ‘l’ingénierie inversée’, afin de comprendre les circonstances. On pourrait me dire qu’il aurait peut-être fallu une scène où la mère de Mildred lui dit qu’elle se prépare à une vie difficile en se mariant avec Richard. Mais je ne pense pas qu’une telle scène ait jamais eu lieu ! Comment aurait-elle pu avoir lieu dans la mesure où Mildred dit cette phrase dont je vous ai parlé ? Et ce n’est même pas une phrase qui a été rapportée par écrit : on voit Mildred la dire dans le documentaire ! (THE LOVING STORY, de Nancy Buirski, ndlr). En fait, je me rends compte que je n’ai aucune patience avec les gens qui critiquent mon film, pour être honnête ! (Rires.) Qu’ils critiquent MIDNIGHT SPECIAL, MUD ou n’importe lequel de mes autres films : je les ai inventés. Mais je n’ai rien inventé dans LOVING. Si certains pensent que la vie dans le sud des États-Unis à la fin des années 50 devrait être plus histrionique, plus bruyante, plus en colère, je m’en fous ! Ce n’est pas ce que j’ai trouvé dans mes recherches pour cette histoire très particulière. LOVING n’essaie pas de tout traiter. C’est même tout le contraire : il essaie d’être très spécifique.
LOVING vous ressemble dans le sens où il joue sur la retenue. Le film est constamment au bord des larmes mais vous n’en faites jamais un mélodrame…
Ç’aurait été tellement facile ! Je me souviens avoir parlé aux producteurs au tout début du processus et leur avoir dit : ‘Je pense que vous avez potentiellement un énorme succès avec ce projet. Si ce n’est pas moi qui le réalise’. LA COULEUR DES SENTIMENTS a fait quelque chose comme 400 millions de dollars de recettes dans le monde (en réalité, 216 millions, ndlr). Vous imaginez ? C’est énorme. LOVING ne fera jamais un score pareil. Mais je leur ai dit : ‘Je ne ferai pas la version triomphante de ce film. Je ne filmerai pas le moment de triomphe à la Cour Suprême. Je ne le ferai pas.’ Peut-être que c’est ce que les gens veulent voir. Mais ce n’est pas comme ça que ça s’est déroulé. Dans le documentaire, Nancy [Buirski] interroge Bernie Cohen (l’autre avocat des Loving, ndlr) et lui demande : ‘Comment les Loving ont appris [la décision de la Cour Suprême] ?’ Il répond : ‘Je crois que je les ai appelés et que Mildred m’a dit merci.’ Je trouve ça incroyable. C’est fascinant ! D’autres ne trouveront peut-être pas ça fascinant mais moi, je trouve ça magnifique. Donc, oui, je le répète, ma patience à l’égard des critiques sur ce qu’aurait dû être LOVING et ce que j’aurais dû en faire est très limitée !
Dans les rôles de Richard et Mildred, vous engagez Joel Edgerton, qui est reconnu sans être une star et Ruth Negga qui n’est pas encore connue du grand public. En quoi, selon vous, sont-ils des outils d’identification ? Pourquoi eux ?
Quand j’écrivais MUD, je rêvais de Matthew McConaughey alors quand il est arrivé sur le plateau et qu’il a commencé à dire ses répliques, ça sonnait parfaitement, pour moi. De la même façon, quand j’écrivais LOVING, je regardais des images de Richard et Mildred et je me disais que j’avais besoin d’acteurs qui pourraient leur ressembler, dégager la même vibration. Ruth a été la première à auditionner. Pour se préparer, elle s’était endormie avec la voix de Mildred pendant un an. C’était presque trop. Regardez le documentaire et vous verrez à quel point sa performance est troublante. Il n’est pas nécessaire de voir THE LOVING STORY pour vivre mon film mais le voir après avoir vu LOVING rend ce dernier encore meilleur, je crois. Devant les vraies images de Mildred, vous allez être effarés. Ruth n’a pas imité Mildred. Elle l’a incarnée. Quant à Joel, c’était à peu près la même chose : sur le tournage de MIDNIGHT SPECIAL j’avais le script de LOVING et je me disais qu’il ressemblait un peu à Richard. Il me suffisait de lui salir un peu les dents, de lui teindre les cheveux… Sur MIDNIGHT SPECIAL, j’ai eu une superbe expérience créative avec Joel. J’ai fait l’expérience de son talent pour les accents, notamment. Or, Richard avait une voix très particulière – pas seulement un accent, une voix. Ce n’était pas facile de caster LOVING : tout le monde semblait excité par le projet en raison de sa pertinence… Du coup, choisir Joel et Ruth était risqué et certains me demandaient : ‘C’est qui, déjà ?’ Mais c’était très important pour moi d’engager Joel et Ruth, même si ce n’était pas un choix très stratégique en termes commerciaux. Il était vital que je voie Mildred et Richard. Pas Brad Pitt.
Photos : © Copyright Ben Rothstein © Big Beach, LLC
Partagez cet entretien sur :
Réalisateur : Jeff Nichols
Avec : Ruth Negga, Joel Edgerton, Marton Csokas, Nick Kroll, Michael Shannon
Pays : États-Unis
Durée : 2h04