Le western selon Viggo Mortensen
FALLING, votre première réalisation, était un drame contemporain. JUSQU’AU BOUT DU MONDE est un film d’époque dans un genre très codifié, le western. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’une bascule aussi franche ?
Viggo Mortensen : Je ne me suis pas posé la question : j’ai écrit l’histoire et ça m’a mené vers un western. Je ne m’y attendais pas. Mais c’est un genre que j’apprécie. J’aime les histoires bien racontées. Il se trouve que dans le western classique, la plupart des films ne sont pas très originaux, pas très bien conçus ni joués. Mais même dans le lot des westerns trop naïfs, il y a des éléments intéressants : comment l’Histoire est dépeinte, avec exactitude ou pas, certaines performances, des pans de l’écriture… J’ai grandi auprès des chevaux alors je peux voir si un acteur sait monter et c’est formidable à regarder pour moi, même si le film est nul. Dans certains des plus vieux westerns, même ceux qui appliquent une formule, ceux qui déroulent les mêmes sempiternelles intrigues, qui promeuvent une mythologie irréaliste et des histoires folkloriques sur l’Histoire des États-Unis, même là, parce qu’ils ne sont pas si éloignés de l’époque qu’ils dépeignent, on peut tomber sur des détails réalistes. J’aime ce genre car le petit pourcentage de westerns classiques qui s’avèrent bons sont à mes yeux au même niveau de poésie et de profondeur que tout ce que l’Humain a pu écrire de grand.
Quelle a été votre approche du genre ?
Je n’avais aucun désir de le réinventer. Quand je pense à un western classique bien fait, j’ai un certain type de photographie en tête. Marcel Zyskind, mon chef opérateur, a atteint ce que je désirais : à la caméra il y a une retenue, qui va avec le fait de montrer ces paysages et des gens dans ces paysages. Ce qu’on voit dans ce film est capturé simplement, avec un vocabulaire qui ne cherche pas à attirer l’attention sur la caméra. Ensuite, il y a une fidélité historique, et le film reflète une vérité – à savoir que l’Amérique est constituée de populations venant de partout, on y parle diverses langues, les gens ont des apparences différentes, etc. Bien sûr, on a pu voir ça dans certains westerns classiques, mais la plupart du temps, les protagonistes sont toujours des anglo-saxons. Mais JUSQU’AU BOUT DU MONDE se différencie surtout parce qu’il y a une femme au centre du récit et une histoire d’amour où règnent égalité et confiance. Et quand l’homme part à la guerre, c’est sur elle qu’on reste. Pas sur lui. Tout ça s’est reflété dans l’équipe, qui était composée de toutes les nationalités, avec plusieurs femmes en cheffes de postes. J’aime la nature collective du cinéma. En revanche, j’ai fait le film pour un seul spectateur : moi-même. Une fois que le film est fini et que vous le voyez, il est à vous et vous en faites ce que vous voulez.
Le western parle notamment de frontière, de migration, de l’Homme dans la nature. Et ça correspond à qui vous êtes : vous avez travaillé partout dans le monde, vous êtes Américain d’origine européenne, les chevaux ont une grande place dans votre vie. Ce genre vous va très bien, non ?
Oui, c’est vrai. (Rires.) Maintenant que vous le dites, ça a du sens. Je suis à l’aise dans ce genre car j’ai un regard sur lui. Regard que j’ai acquis par ma propre expérience – avec la nature, les chevaux –, et parce que j’ai vu beaucoup de westerns en grandissant. Quand j’étais gamin, les westerns passaient encore à la télé et on pouvait en voir au cinéma, même si à cette époque, au début des années 60, c’était déjà la fin de l’âge d’or. Quand j’avais 4 ou 5 ans je me souviens qu’étaient sortis deux de mes westerns préférés, L’HOMME QUI TUA LIBERTY VALANCE (de John Ford, 1962, ndlr) et SEULS SONT LES INDOMPTÉS (de David Miller, 1962, ndlr). Je crois avoir des critères et être suffisamment informé sur le western pour en réaliser un qui respecte le genre. Pour moi, ce n’est pas une contrainte : j’aime disposer de ce cadre de référence dans lequel je peux raconter mon propre type d’histoires sans avoir à réinventer le genre.
Vous avez déjà capturé la nature, les chevaux et quelque chose du western dans vos livres de photo ‘Miyelo’ ou ‘The Horse is good’. Est-ce que ça a influé sur votre approche visuelle de JUSQU’AU BOUT DU MONDE ?
Il y a certaines similarités, j’imagine. Avec Marcel, on était au diapason même si au début, parce qu’il était enthousiaste à l’idée de faire un western, il disait vouloir utiliser une grue. Moi, je ne voulais pas. Je préférais travailler autrement. Ce n’était pas toujours facile, comme dans cette séquence au début, quand le type sort du saloon, tire sur des gens, va vers son cheval, monte et sort du cadre. Pour moi, il fallait un seul plan alors on a bossé ensemble et on a opté pour une Steadycam. Au final, c’est presque un plan qu’aurait pu faire Howard Hawks : on montre ce qu’une personne placée là verrait. C’était un peu pareil avec la première scène entre Vicky Krieps et moi. Ce n’est pas de la frime, au contraire. Je veux juste que le spectateur se retrouve projeté à cet endroit, dès le départ, et qu’il ne pense pas à la caméra. En tant que spectateur, j’aime les histoires qui, dans les quinze premières minutes, me donnent quelque chose de suffisamment intéressant pour attirer mon attention et m’impliquer. Ça requiert ma patience, je réfléchis par moi-même et je suis reconnaissant de pouvoir le faire – au lieu qu’on me dise tout avec une voix off, par exemple. Une fois que je suis dedans, je suis vraiment dedans, j’ai les éléments pour participer. J’aime qu’un film respecte mon intelligence en somme, quand deux mots suffisent à exprimer entre les lignes ce que d’autres réalisateurs prendraient des scènes à expliquer. J’ai essayé de faire ça ici car c’est mon goût personnel : la retenue peut être plus efficace.
« J’aime Howard Hawks, notamment pour son approche directe du storytelling. »
Avec cette histoire et ce genre viril, vous déconstruisez la masculinité. C’est quelque chose qui traverse votre carrière d’ailleurs, que ce soit à travers des figures très masculines comme dans THE INDIAN RUNNER ou plus atypiques, comme Aragorn, qui n’avait rien du héros traditionnel. Ce sujet vous interpelle particulièrement ?
Un personnage m’attire lorsqu’il est complexe. Aussi macho soit-il, un homme est forcément effrayé par quelque chose, même s’il ne l’admet pas. Depuis mes débuts, à chaque fois qu’on me propose un personnage et qu’il est comme-ci ou comme-ça, la première question que je me pose c’est : ‘À quel moment n’est-il pas comme ça, justement ?’ Je veux que mes personnages soient humains, réels. J’aime énormément Howard Hawks, notamment pour son approche directe du storytelling et de la photographie – LA RIVIÈRE ROUGE est un de mes films préférés. Mais c’était juste un homme, et une personne de son temps. J’ai récemment repensé à ce que lui, John Wayne et d’autres avaient dit sur LE TRAIN SIFFLERA TROIS FOIS (de Fred Zinnemann, 1952, ndlr), film qui avait eu du succès et reçu des Oscars. Pour beaucoup, c’est un des meilleurs westerns américains grand public. Quand il est sorti, Hawks et Wayne disaient, en gros, que ce n’était pas un western, qu’on ne pouvait pas suivre un homme qui demande constamment de l’aide. Et encore moins un homme sauvé par une femme ! Je ne suis pas du tout d’accord avec eux. C’est fascinant de voir cet homme, joué par Gary Cooper, qui a peur. Il cherche de l’aide, il n’en trouve pas, jusqu’à ce qu’une femme lui offre la sienne. C’est quoi le problème ? C’est juste humain ! En repensant à ça, je me disais que si Hawks et Wayne avaient vu JUSQU’AU BOUT DU MONDE, ils auraient protesté contre cette scène où Vivienne annonce à Holger qu’elle a un travail car elle veut gagner son propre argent – et lui s’adapte, il accepte. Ils n’aimeraient pas que Holger montre sa vulnérabilité. Mais vous savez, nous sommes le produit de notre époque et de notre éducation. J’imagine que tout ce que j’ai vécu dans ma vie et tous les films que j’ai vus m’influencent, qu’ils ressortent naturellement dans mon travail. Je n’ai pas besoin de conceptualiser des idées sur la masculinité, je raconte juste une histoire. Réfléchir en idées, ça ne m’aide pas à jouer et à réaliser. Mais je sais que ces idées sont là. Je sais aussi qui m’a influencé, sans avoir à leur rendre hommage. Tout ça me façonne. Ça me limite, aussi ! (Rires.) Mais je suis ouvert à l’idée d’évoluer et d’apprendre. Arpenter les plateaux a été mon école de cinéma. J’ai toujours été curieux de ce que les autres font, de l’effort collectif que requiert de porter un scénario à l’écran. Sur un plateau, on apprend des choses sans même s’en rendre compte.
Vous faites de ce western se déroulant au XIXe un écho très pertinent des excès néolibéraux actuels. Pourquoi avoir mis l’accent sur ce thème ?
Le capitalisme est un des thèmes du western, pour moi. Et quiconque étudie ces sujets verra qu’il y a suffisamment d’argent, de ressources et de nourriture. Il y a assez pour les besoins de chacun. Mais pas pour satisfaire l’avidité de chacun. (Rires.) Dans JUSQU’AU BOUT DU MONDE, le capitalisme est représenté par l’alliance entre le rancher Jeffries et le maire Schiller. À travers eux, on est témoins de la notion d’impunité. Le fils de Jeffries tue des gens. Puis il rentre tranquillement chez lui, parce qu’il a le sentiment qu’il n’y aura aucune conséquence. Ça, on le voit souvent aux États-Unis ou en France. Partout. C’est une vieille histoire. Le capitalisme sans restriction, c’est à ça que ça ressemble. Sans restriction, les pires instincts sont encouragés. Il n’y a plus de règles, juste celles que vous édictez si vous avez le pouvoir et l’argent.
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Réalisateur : Viggo Mortensen
Avec : Vicky Krieps, Viggo Mortensen, Solly McLeod
Pays : Canada / Danemark
Durée : 2h09