Entretien : Céline Sallette pour NIKI

10/02/2025 - Par Emmanuelle Spadacenta
Rencontre avec la réalisatrice à l’occasion du Prix du Meilleur Premier film français que lui remet le Syndicat Français de la Critique de Cinéma pour son formidable NIKI.

Près de vingt ans après ses débuts devant la caméra, Céline Sallette passait derrière en 2024 avec NIKI, consacré à la peintre et plasticienne Niki de Saint Phalle – qu’incarne Charlotte Le Bon. Un sujet fort que Sallette, loin de tout académisme de forme ou de fond, traite avec une assurance assez folle, comme si elle avait en réalité toujours été cinéaste, évitant avec élégance les écueils des premiers films et affirmant des choix risqués et audacieux qui, loin de toute frime, servaient ses intentions. Jusqu’à faire d’une potentielle faiblesse – faute de droits, elle ne peut filmer les tableaux et sculptures de Niki de Saint Phalle –, une force : au lieu de faire de l’œuvre l’alpha et l’oméga, Céline Sallette s’intéresse avant tout au geste artistique, à ce qu’il raconte et exorcise et, ainsi à la femme qui l’accomplit plutôt qu’à l’artiste sanctifiée. À l’écran, Niki s’affranchit alors des attentes, elle prend sa liberté, totale, libératrice ; et Céline Sallette de faire de même. Un geste affirmé comme on en voit finalement assez rarement, aujourd’hui récompensé par le Syndicat Français de la Critique de Cinéma qui lui offre son Prix du Meilleur premier film français. En exclusivité pour Cinemateaser, la réalisatrice évoque ce qu’un tel prix représente pour elle et revient sur la vie de son film, de la réception critique aux entrées en passant par ce qu’il révèle d’elle et par ce nouveau projet de documentaire qui en découle.

Que représente pour vous d’être reconnue et honorée ainsi par le Syndicat Français de la Critique de Cinéma ? Comment avez-vous réagi quand on vous a appris que vous aviez gagné le Prix du Premier film ?
Céline Sallette : Franchement, je n’en revenais pas. Vous savez, les films vivent leur vie mais ils ont aussi des camarades de classe. Un film n’est jamais seul dans son environnement et il y a eu de très grands premiers films cette année. Pour nous, la sélection au Festival de Cannes (dans la section Un Certain Regard, ndlr), c’était déjà une joie immense parce qu’on parlait d’un sujet qui n’était pas à nous, d’une histoire qui n’était pas la mienne. Donc j’avais une certaine responsabilité, d’autant que la famille (de Niki de Saint Phalle, ndlr) n’était pas d’accord avec l’existence de ce film. Cette sélection a donc été un soulagement car on a su ainsi qu’on n’était pas tout à fait à côté de la plaque… Ensuite comment un film vit, comment il trouve les spectateurs, comment il est reçu par la presse, comment il avance dans la « saison des prix »… Les prix du Syndicat de la Critique sont parmi les derniers à être remis. Je vous avoue que j’avais renoncé à l’idée que le film puisse avoir un prix, tout simplement. Donc j’ai été vraiment émerveillée d’apprendre qu’on recevait celui-là. J’ai été hyper surprise et très reconnaissante parce que… j’aime vraiment le travail qu’on a fait sur NIKI, je sais toute l’amitié, tout l’investissement et tout le cœur qu’il a demandé.

À la sortie, vous aviez trouvé que la presse avait été bienveillante avec NIKI ?
Plutôt. Après, c’est toujours pareil… moi, j’avais une hantise, c’était d’avoir une mauvaise critique dans Télérama. Et ça a été le cas – on a eu un « Bof ». Quand ça arrive, tu te dis, « c’est donc ça aussi, l’expérience de sortie d’un film ». Tout le monde n’est pas obligé d’aimer, évidemment. Et c’est vrai que c’est une expérience très différente de celle d’acteur. Quand tu es acteur, tu n’es pas responsable [d’un film]. Alors que lorsque tu le mets en scène, tu l’es absolument. Après, ce qui est génial avec les critiques, c’est de les lire et de se demander si ça résonne en soi. Parce qu’en fait, on reçoit des critiques tout au long du processus de fabrication. On est sans arrêt confronté à d’autres intelligences, des points de vue différents qui, souvent, font évoluer le film – la plupart du temps de façon positive, pour le mener à être encore plus juste. La critique, pour moi, fait progresser en général. Et si parfois, à la sortie d’un film, on trouve des critiques qui ne font pas tellement écho ou résonance… c’est bien aussi. Ça arrive. On est tous très différents. C’est aussi formidable d’accepter de ne pas être aimée absolument.

Vous avez eu l’impression de faire un film difficile ou facile d’accès ? Est-ce que vous avez réfléchi à ça avant de faire NIKI ?
Oui, bien sûr. J’y ai réfléchi parce que c’est un film qui traite d’une personne qui m’est étrangère et surtout parce que dans ce film, l’un des moteurs est celui de l’inceste, qui est quand même un sujet difficile à évoquer, à regarder et à traiter cinématographiquement. Et c’est aussi un sujet dont je suis étrangère. Donc tout ça produit de la réflexion à l’écriture – comment est-ce qu’on traite ça ? La même question revient ensuite sur le tournage et au montage. Je voulais que les gens rencontrent Niki et j’ai vraiment fait le film pour que ma fille, qui avait 13 ans à l’époque, puisse le voir. Je l’ai vraiment fabriqué pour les jeunes femmes, en fait. Je voulais qu’elles rencontrent Niki, je voulais que ce soit facile à regarder. Je vois très bien ce qui aurait pu être fait de trash, de plus cru, de plus violent, bien sûr. Et peut-être que ça aurait été plus juste, d’une certaine façon. Mais ce n’est pas ce que je voulais faire.

« La critique, pour moi, fait progresser, en général. (…) C’est aussi formidable d’accepter de ne pas être aimée absolument. »

NIKI a-t-il été difficile à faire financer ?
Non. Le film ne coûte pas hyper cher – 2,8 millions d’euros. On l’a financé facilement. Je n’ai pas eu l’impression d’avoir des difficultés à convaincre. France Télévisions est venu tout de suite, Canal+ aussi. On n’a pas eu le CNC en revanche. Et par la suite Wild Bunch notre distributeur a mis moins d’argent que prévu. On a donc dû renoncer à certaines choses. Notamment les tournages de nuit, qui sont des fardeaux pour l’équipe. Il y a d’autres choses qu’on a retaillées. Mais ces contraintes font partie de l’exercice de fabrication d’un film, quel qu’il soit. En ça, je ne crois pas qu’on ait été différents de n’importe quel projet sur le marché.

En un sens, vous diriez que NIKI a rencontré une envie du cinéma français ou une envie sociétale, de parler de ces sujets-là ?
Je dirais ça, oui. Même si, bien sûr sur le marché – puisque le cinéma reste aussi un exercice commercial – il y avait un intérêt représenté par la figure de Niki, qui n’est pas du tout populaire, mais qui reste une figure artistique connue. Il y avait Niki et puis il y avait aussi, bien sûr, les résonances avec les questions d’aujourd’hui. Je pense que ça parlait à tous ceux qui ont entendu parler du projet. Mais on savait qu’on n’aurait pas le droit de filmer les œuvres [de Niki de Saint Phalle]. Au CNC, ils ont douté du projet à cause de ça. Moi, assez vite, je partais dans l’idée qu’on serait en équipe réduite, parce que c’était une chose que j’avais expérimentée sur le plateau du film de [François] Dupeyron, MON ÂME PAR TOI GUÉRIE, et que j’avais adorée. Philippe Garrel a dit un jour que sur un film d’époque on peut soigner la reconstitution, construire des fausses rues, mettre des centaines de figurants dans des costumes, le film résidera en fait dans le regard des acteurs principaux. Donc, je savais qu’avec notre budget, on pouvait faire NIKI quand même. Je préférais don cêtre en équipe réduite, mais bien payer les gens. On n’avait pas de projecteur, pas de machinerie, pas de scripte et pas de maquilleuse.

Et ça vous a plu ?
C’était génial. Vraiment. On s’est enlevé du pied toutes les épines d’inertie. Charlotte (Le Bon, ndlr) se maquillait comme elle avait envie. Elle n’avait pas à se remaquiller tout le temps, pour les scènes à l’hôpital, elle se faisait les cernes elle-même. Je la laissais totalement libre de faire ce qu’elle voulait avec sa tête. Elle a adoré ça. Je trouve que sans maquilleur un acteur devient son propre sujet. En tant qu’actrice, je savais qu’on est toujours un peu objectifiée. Tu es un peu la poupée des gens. Ils viennent te recoiffer, te remaquiller. Tu es l’objet du film. Et d’une certaine façon, c’était aussi le sujet avec NIKI. Comment est-ce qu’on redevient le sujet de sa vie ? Tout ça, je ne l’ai pas compris tout de suite, c’était une intuition. Moi, comme actrice, ça me saoulait le maquillage. J’ai juste parié que Charlotte trouverait une liberté. Et puis, elle a un visage si incroyable que même sans maquillage…

« Je voulais que les gens rencontrent Niki et j’ai fait le film pour que ma fille de 13 ans puisse le voir. Je l’ai fait pour les jeunes femmes. »

Qu’est-ce qui vous a poussé à passer derrière la caméra ?
C’est un travail que j’ai commencé sur moi. J’étais dans une impasse affective et peut-être même, à ce moment-là, professionnelle, mais je ne m’en rendais pas encore compte. J’étais mal, je savais qu’il fallait que je bouge, mais je ne trouvais pas de ressources pour le faire. Jusqu’à ce que je comprenne que j’étais moins responsable de la position dans laquelle je m’étais mise. Si je n’étais pas partie avant, ce n’est pas que je ne voulais pas comme je me le faisais croire, c’était juste que je ne pouvais pas parce que je n’en étais pas capable. Il fallait vraiment que je sorte de cette dépendance affective. À cette époque-là, sur le tournage de NOS ANNÉES FOLLES d’André Téchiné, j’étais en larmes et je me suis entendu dire « qui va me dire où je dois me mettre ? ». C’en était à ce niveau de folie, de dépendance. Comme acteur, on a besoin d’être choisi, d’être appelé. Et en même temps, plus on est soi, plus on vit mal cette ambivalence du besoin d’être choisi. On en a marre d’être choisi. On a envie d’être libre, d’être son propre sujet. Donc, à force de travailler sur moi pour devenir moi, j’ai compris que je n’étais pas vraiment moi. J’étais ce que ma mère avait voulu que je sois petite et puis ce qu’on avait voulu que je sois plus tard. Et de fil en aiguille, je ne m’étais jamais occupée de qui j’étais. Je m’étais juste conformée aux attentes des autres. Il se trouve que ce jeu m’avait plutôt amusée. Mais à un moment, je n’y gagnais rien. Voire j’y perdais beaucoup. J’ai donc décidé de m’intéresser à moi. Grâce à diverses ressources comme la thérapie, j’ai finalement commencé à m’écouter. Et j’ai eu envie de raconter des histoires. Je me suis rendu compte que c’était déjà ce qui m’intéressait le plus dans le métier d’actrice : raconter des histoires. Mais je n’avais jamais vraiment investi tout ce qui est image, construction, développement, etc. Qu’est-ce qui fait que comme acteur, tu as du pouvoir quand tu t’affirmes justement comme personne capable de pouvoir ? C’est une chose dont je n’avais pas été capable avant et que je payais comme actrice – parce que la loi du marché veut qu’on ne donne qu’à ceux qui ont déjà. En tout cas, ça a mis du temps, 10 ans pour que ce travail sur moi-même aboutisse. Au fond, je peux dire que durant ces années un peu en creux où j’ai commencé à me construire est née une espèce de rapport à la vie qui, pour moi, est bouleversant, maintenant. J’ai l’impression d’avoir recouvré mon pouvoir.

NIKI a passé la barre symbolique et très importante des 100 000 entrées… Ça a été une satisfaction ?
Oui. Ce truc des chiffres, je le connaissais sans le connaître. On est sortis à une date assez difficile, face à LEE MILLER, mais de toute façon, NIKI restait un pari. Et c’est vrai qu’à la fin des fins, c’est chouette de se dire que 100 000 entrées, ce n’est pas rien.

Ça peut permettre d’en réaliser un deuxième ?
Oui, absolument. Je ne sais pas si c’est ça qui permet ou pas d’en faire un deuxième. J’imagine qu’il y a d’autres facteurs qui jouent vraiment beaucoup, comme l’accueil de la presse. Mais ce qui est bizarre, c’est que NIKI m’a conduit à ce que je suis en train de faire aujourd’hui : j’ai acheté une caméra et je suis en train de tourner un documentaire. Je suis cette mère, Sophie Abida qui soutient ses enfants après qu’ils ont dénoncé des faits d’inceste (contre leur père, ndlr), et qui s’est retrouvée incriminée par la justice, traitée de menteuse, de manipulatrice aliénante, etc. Et ça, en dépit des preuves – elle avait caché un mouchard dans le doudou de sa fille. Ce futur documentaire s’appelle LA LUTTE. Je la suis dans sa lutte contre la justice, pour protéger ses enfants. La justice se retourne contre elle parce qu’elle continue de s’opposer, de parler et de dire que ses enfants subissent des maltraitances – parce que c’est le cas. Ce sujet concerne des centaines de mères, pas juste Sophie. Il y a là-dedans une chose systémique à aller creuser – pourquoi on ne croit pas les enfants ? Si je m’étais intéressée à l’histoire de Niki, c’était pour essayer de comprendre. Aujourd’hui, je n’arrive plus à détourner le regard. Acheter une caméra et aller filmer, ça me soulage parce que je me dis que je suis au bon endroit.

Portrait Céline Sallette : © Sébastien Vincent

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Sortie : 09.10.24
Réalisateur : Céline Sallette
Avec : Charlotte Le Bon, John Robinson, Damien Bonnard, Judith Chemla
Pays : France
Durée : 1h38
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