C’EST QUOI LA MÉTHODE GENKI KAWAMURA ?

10/09/2025 - Par Aurélien Allin
Romancier et scénariste, producteur célébré aussi bien en animation qu’en live action et désormais réalisateur : Genki Kawamura sait visiblement tout faire et le fait bien. Après le drame N’OUBLIE PAS LES FLEURS, il part à l’abordage du film de genre avec EXIT 8, adaptation d’un jeu vidéo à succès.

En allant au travail, alors qu’il est au téléphone avec sa petite amie pour une discussion difficile, un jeune homme se perd dans les dédales du métro tokyoïte. Des couloirs identiques se succèdent, où il croise encore et encore le même employé de bureau mutique. Il remarque bientôt un panneau édictant les règles qu’il va devoir suivre pour retrouver l’air libre : « Ne négligez aucune anomalie. Si vous trouvez une anomalie, faites demi-tour sans attendre. Si vous ne trouvez pas d’anomalie, ne faites pas demi-tour. Sortez par la sortie 8. » Dénué d’histoire et porté par l’idée de répétition, le jeu vidéo « Exit 8 » n’apparaissait pas, a priori, comme le candidat idéal à l’adaptation au cinéma. C’était sans compter l’inventivité de Genki Kawamura. Déjà parmi les grands producteurs du cinéma japonais contemporain – il a collaboré avec Makoto Shinkai (sur YOUR NAME, SUZUME…), Mamoru Hosoda (sur LES ENFANTS LOUPS, LE GARÇON ET LA BÊTE…) ou Kore-eda (sur MAKANAI, L’INNOCENCE) –, il s’est également fait un nom en tant que romancier puis cinéaste. C’est d’ailleurs en adaptant son propre livre qu’il avait, en 2023, fait ses débuts à la réalisation de long-métrage avec le très beau N’OUBLIE PAS LES FLEURS – l’histoire d’un jeune homme qui voit sa mère atteinte d’Alzheimer perdre progressivement la mémoire. Avec EXIT 8, Kawamura change radicalement de braquet et passe du drame réaliste au film de genre évoluant aux confluents du fantastique, du thriller et de l’horreur. « Les réalisateurs que j’admire comme Stanley Kubrick ou Bong Joon Ho se sont aventurés dans des styles très différents, nous dit-il. Moi aussi j’aime l’idée de trahir le train-train et l’image que le spectateur pourrait avoir de mon travail. » Pas de train-train dans EXIT 8, en effet. Porté par une multitude d’idées narratives et esthétiques permettant au récit d’éviter toute redondance et de constamment relancer son intérêt et sa profondeur dramaturgique, EXIT 8 s’impose même en expérience théorique captivante où la forme active des jeux vidéo vient fusionner avec celle passive du cinéma, pour donner un objet hybride. Un grand-huit qui intrigue tout d’abord, puis qui dérange autant qu’il effraie, avant d’émouvoir.

Même s’ils évoluent dans des genres et des styles différents, voyez-vous des passerelles entre N’OUBLIE PAS LES FLEURS et EXIT 8 ?
Genki Kawamura : Oui, dans les deux films je connecte des espaces-temps qui ne sont pas connectables dans la vraie vie et j’essaie de créer ainsi une espèce de bug cérébral qui va bousculer le spectateur. J’aime ça. Dans N’OUBLIE PAS LES FLEURS, il était normal pour cette femme souffrant d’Alzheimer de passer d’une époque qu’elle a vécue à une autre ou même de traverser des espaces qui, dans sa tête, sont reliés alors qu’ils ne le sont pas réellement. Dans mes films, j’essaie de générer la même sensation chez le spectateur afin de lui offrir une expérience un peu inédite.

Le jeu ‘Exit 8’ ne racontait pas d’histoire. Pour l’adapter en film, vous en inventez une et y injectez un thème que vous aviez déjà abordé dans votre court-métrage DUALITY, celui du choix existentiel. Comment en êtes-vous arrivé à ce parti pris ?
Effectivement, dans le jeu, il y a juste une question centrale : ‘dois-je avancer ou reculer ?’. C’est simple, et ça requiert une réponse qui l’est tout autant : je fais ceci ou je fais cela. Et c’est vrai que c’est une notion que j’avais déjà voulu explorer dans DUALITY, l’idée que, dans notre vie, tous les jours, on choisit un chemin A ou un chemin B. Mais on ne sait jamais ce que ça aurait donné si on avait choisi l’autre option. Pour EXIT 8, je suis juste parti de la règle du jeu pour imaginer une dramaturgie : cet homme est face à un choix pour son futur et il se demande ce qu’il doit faire. Je me suis dit qu’il pouvait, à travers les énigmes qu’il doit résoudre, simuler les deux options à sa disposition. Ça lui permettrait de savoir quel choix faire au final.

« Je connecte des espaces-temps qui ne sont pas connectables dans la vraie vie. »

EXIT 8 est tout en répétitions, dans un décor unique. Et vous faites le choix de multiplier les plans très longs, voire les plans-séquences. Pour vous, il s’agissait de vous imposer un défi autant narratif que technique ?
C’est tout à fait ça. Pour moi, il y a quelque chose du théâtre nô (théâtre traditionnel japonais, ndlr) dans EXIT 8 : il y a un espace très défini et l’on ne peut pas en sortir. C’est cette condition très stricte que je trouvais intéressante dans le jeu et qui m’a donné envie de l’adapter au cinéma. Je suis aussi très inspiré par le travail de Mamoru Oshii (réalisateur de GHOST IN THE SHELL, ndlr) et Satoshi Kon (réalisateur de PAPRIKA, ndlr) qui, dans leurs films, ont beaucoup travaillé la figure de la répétition. Avec EXIT 8, j’avais envie de faire en live action ce qu’ils ont pu faire en animation. Le premier jour de tournage, j’ai dit à mon équipe : ‘Je ne sais pas du tout à quoi va ressembler ce film.’ (Rires.) Mais j’aime ça, c’est comme ça que je parviens à créer. Parvenir à tout visualiser dans ma tête avant de tourner, ça ne m’intéresse pas. Je préfère me demander tous les jours ce que ça va donner, quitte à m’imaginer que ce sera un ratage total impossible à rattraper au montage. Ce que j’apprécie dans cette dynamique de pensée, c’est qu’elle peut déteindre sur le spectateur. Le cinéaste qui maîtrise exactement tout ce qu’il est en train de faire ne va pas pouvoir surprendre le spectateur, selon moi. L’instabilité est mon moteur créatif et j’essaie de la transmettre au public pour constamment l’étonner. Donc sur EXIT 8, j’ai essayé de ne pas me fixer de méthodologie. On a parfois refait pas mal de prises, on a tâtonné sur le montage, etc. Je travaille toujours comme ça, même sur mes romans : quand je débute l’écriture, je ne sais jamais comment le livre va se conclure. Ne pas connaître la fin d’un roman, c’est aussi ça qui me pousse à l’écrire. J’ai eu envie d’embrasser le même genre de processus au cinéma.

Logiquement, le jeu vidéo est une expérience active. Le cinéma est une expérience passive. Avec EXIT 8, le spectateur est à la fois passif mais il devient aussi actif : il joue avec le protagoniste, il cherche les indices dans le décor. Voyez-vous EXIT 8 comme un hybride ?
Je n’y avais pas du tout pensé mais c’est une remarque vraiment très intéressante. Je vais vous la reprendre pour vendre mon film en interview ! (Rires.) Dans un jeu vidéo, l’histoire est écrite en sachant que le personnage principal sera le joueur. À travers ses actions, il va manipuler, orienter le jeu et le récit. Forcément, ça offre une multitude de possibilités de narration mais ce n’est pas intéressant de transposer ça dans un film car le point de vue du cinéma est très différent, en effet. En même temps, j’ai voulu également retranscrire les sensations de jeu vidéo dans ce film – dans un jeu, il y a le personnage incarné par le joueur et il y a les ‘non-joueurs’, des personnages qui n’ont souvent pas d’histoire. J’ai essayé de m’amuser un peu avec ça en ayant des personnages qui ont une histoire et d’autres qui n’en ont pas.

« Il y a quelque chose du théâtre nô dans EXIT 8 : il y a un espace très défini et l’on ne peut pas en sortir. »

Quel rapport entretenez-vous avec les jeux vidéo ?
Ma génération est née avec – moi, j’ai grandi à l’époque de la Famicom de Nintendo, par exemple. J’ai toujours vécu avec le monde réel et celui, parallèle, des jeux vidéo. C’est tellement présent dans nos vies que ça ne peut qu’influencer la littérature et le cinéma. C’est devenu totalement normal d’avoir ce monde réel et ce monde virtuel. Un peu comme quand Mizoguchi montrait l’interaction entre le monde des vivants et l’au-delà (dans LES CONTES DE LA LUNE VAGUE APRÈS LA PLUIE, ndlr). Traditionnellement, passer d’un monde à l’autre est profondément effrayant pour l’être humain. Pourtant, avec le jeu vidéo, c’est quelque chose qu’on fait désormais constamment.

Il y a des images très fortes et puissantes dans EXIT 8. Comment l’imagerie naît, chez vous ?
Je vois certaines images très tôt, dès le début d’un projet, et elles sont très claires dans ma tête. D’autres me viennent au fil du tournage. Par exemple, dans EXIT 8, j’avais dès le départ ce moment où les murs du couloir deviennent jaunes. En revanche, quand la porte du couloir s’ouvre et que le protagoniste se voit dans un métro qui passe m’est venue pendant le tournage – alors on l’a filmée sur le pouce et ajoutée dans le récit.

Vous êtes romancier, scénariste, producteur, réalisateur. Comment gérez-vous ces différents métiers, au quotidien ?
Pour moi, l’écriture de romans et de scénario, la réalisation et la production sont le même travail. Il n’y a pas de frontières. J’utilise juste le meilleur moyen pour m’exprimer selon les cas. Pour N’OUBLIE PAS LES FLEURS et EXIT 8, ce que j’avais en tête n’était pas forcément clair à partager alors il était plus facile de les réaliser moi-même. Dans le roman ‘N’oublie pas les fleurs’, j’ai expérimenté sur la forme : quand cette femme atteinte d’Alzheimer achète plusieurs fois des œufs, j’ai écrit plusieurs fois le même texte, comme une sorte de copié-collé qui déboussolait le lecteur et le projetait dans l’état mental du personnage. Après coup, je m’étais dit que cette expérimentation pouvait avoir son pendant au cinéma, que je pourrais créer une dynamique visuelle qui nous ferait vivre la manière dont cette femme perçoit l’espace et le temps. Après, il y a forcément des différences entre ces différents métiers : par exemple, entre la littérature et le cinéma, c’est l’équipe. Sur un plateau de tournage, travailler avec d’autres personnes m’apporte beaucoup. Notamment les acteurs car ils vont imaginer une autre gestuelle par rapport à ce que j’avais en tête, par exemple. Tout ce qu’ils me proposent me stimule dans mon geste créatif.

Portraits : © Sébastien Vincent / 2025

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