BLACK DOG : Entretien avec Guan Hu

Si l’on se fie à l’histoire officielle du cinéma chinois, Guan Hu fait partie de la Sixième Génération de cinéastes, dont les films seraient plus âpres, contemporains et réalistes que ceux, épiques et luxueux, de la génération précédente – dont font partie Zhang Yimou ou Chen Kaige. Mais Guan Hu déteste cette idée : « Parce que nous avons débuté dans les années 1990, on nous considère comme la Sixième Génération, on nous met dans une catégorie en fonction de notre âge et de l’époque où on a été diplômés de l’Académie de cinéma. Je ne trouve pas ça très pertinent. C’est même dépassé. Ce n’est pas très intéressant de mettre des gens dans des groupes. Je préfère être vu comme un individu. Le cinéma a besoin de singularité et de diversité. »
Guan Hu joint le geste à la parole : sa carrière, initiée au milieu des années 1990, affiche une variété rare. Après des films intimistes à petits budgets comme DIRT (1994), qui suivait des protagonistes jeunes dont certains issus de la scène rock pékinoise, il a réalisé ou coréalisé une poignée de spectaculaires blockbusters dont le public chinois s’est montré très friand. Parmi eux, le film de guerre LA BRIGADE DES 800 s’est imposé comme deuxième plus gros succès mondial de l’année 2020 avec un peu plus de 460 millions de dollars de recettes – par comparaison, le premier film américain du classement, BAD BOYS 3, culminait à la quatrième place avec 426 millions. Jusqu’à ce que… tout ça l’ennuie. « Ces films commerciaux nécessitent de nombreux financements, nous explique Guan Hu. Il y a donc beaucoup de pression, énormément de règles et un format à respecter. Tout ça laisse peu de place à la création individuelle. » Au fil des films, en dépit de l’accueil triomphal du public, Guan Hu y trouve de moins en moins d’intérêt et souhaite revenir à une forme d’expression plus personnelle, celle qui était la sienne à ses débuts. « Quand j’ai commencé à tourner des films à la sortie de mes études, j’avais de tout petits budgets et c’était difficile. Mais j’étais heureux. Puis quand je me suis mis à faire des films commerciaux, en dépit des gros budgets, j’ai fini par être très malheureux. » Lui qui accumule depuis des années des idées d’histoires, notamment en lisant les journaux, repense alors à cette image qu’il a un jour eu en tête : un chien, un homme, le désert de Gobi. « J’avais du temps, je me suis mis à écrire », dit-il tout simplement de ce qui va devenir BLACK DOG, son « retour aux sources », depuis couronné du Prix Un Certain Regard au dernier Festival de Cannes.
« Il y a beaucoup de pression [sur les films commerciaux], des règles à respecter. Ça laisse peu de place à la création individuelle. »
BLACK DOG raconte l’histoire de Lang (Eddie Peng) qui, après quinze ans en prison, revient dans sa ville natale, au milieu de nulle part. À quelques semaines du début des Jeux de Pékin de 2008, les autorités locales aimeraient attirer de nouveau les industries dans la région et décident de régler le problème des chiens errants. Parmi eux, un petit whippet noir accusé d’avoir la rage. Lang, embauché dans l’escouade chargée de traquer et emprisonner les chiens, va vite se rebeller. Sortant lui-même d’une cage, comment peut-il bien se résoudre à une telle mission ? Alors le petit chien noir que tout le monde cherche, Lang le recueille. Homme et animal vont panser les plaies de l’autre afin que chacun puisse, peut-être, « reprendre la route ». BLACK DOG a beau magnifier les décors désertiques du nord-ouest de la Chine dans des images évocatrices, parfois poétiques, d’une très grande ampleur, Guan Hu n’en renoue pas moins avec un cinéma plus intimiste, «une forme d’expression beaucoup plus libre ». Il va même plus loin et revient à certaines thématiques passées de sa filmographie : en 2009 déjà, l’amitié entre l’Homme et l’Animal était au centre de son film COW, dans lequel un fermier se retrouvait chargé de protéger l’unique vache laitière d’un village. « Je suis un grand amoureux des animaux, reconnaît-il, mais je pense que je n’en avais pas conscience à l’époque de COW. Aujourd’hui, avec l’âge et l’expérience, je suis peut-être un peu comme Lang dans BLACK DOG : je me dis que les interactions avec les animaux sont plus simples, plus directes. On doit être nombreux à le penser, en fait. On est tous souvent fatigués de devoir interagir avec les hommes. Mais avec un animal, jamais, car les échanges sont plus chaleureux. Ce sujet m’importe. Ça me sert aussi à rappeler que l’animalité contenue dans chaque être humain ne disparaît jamais vraiment. »

Ce point de vue méfiant, voire défiant, à l’égard des hommes traverse tout BLACK DOG, où la corruption bouffe tout, jusqu’à l’absurde, et où l’espoir semble parfois fuir cette petite ville en forme de métaphore de la Chine et, plus globalement, des sociétés libérales. « Ces trente ou quarante dernières années, la Chine s’est développée à une telle vitesse et dans une telle ampleur, bien plus rapidement que les pays occidentaux, que forcément, dans cette espèce de train lancé à très grande vitesse, des problèmes surviennent. Il est important que nous, cinéastes, regardions ces problèmes. Car ce train peut renverser des personnes et nous faire oublier des valeurs importantes. » Alors là trônent les chiens, métaphore des opprimés et des marginalisés, que l’on traque parce qu’ils font obstacle à la rentabilité et à la prétendue marche du progrès. Baladant sa caméra dans de longs plans au cœur d’une ville fantôme aux immeubles décrépits, filmant des camionnettes qui parcourent inlassablement les rues en crachotant des bulletins d’informations inutiles, Guan Hu délivre une vision si désenchantée, si critique, qu’une évidente question se pose à nous : comment BLACK DOG a-t-il bien pu passer les filets de la censure chinoise ? Le cinéaste assume la puissance de la charge politique : « Que ce soit le cinéma, la littérature ou la musique, toute création artistique se doit d’être critique. Nous ne devrions jamais avoir peur de l’être et de dire que nous le sommes. Car c’est par la critique que nous progressons. Il est vital que nous puissions exprimer notre avis pour faire avancer les choses. C’est une des grandes thématiques de BLACK DOG : il faut se remettre en route, il faut continuer à avancer. »
« On est tous souvent fatigués de devoir interagir avec les hommes. Mais avec un animal, jamais, car les échanges sont plus chaleureux. »
Alors que certains de ses précédents films, comme MY PEOPLE, MY COUNTRY et LA BRIGADE DES 800 ont pu exalter un certain patriotisme, Guan Hu entend ici « montrer une autre facette de ses compatriotes », justifiant ainsi le contexte temporel de BLACK DOG – quelques semaines avant les JO de Pékin, grande fierté nationale. « À l’époque, tout le monde regardait ce qui se passait à Pékin ou à Shanghai. Mais on ne regardait finalement pas trop ailleurs. Moi-même j’étais à Pékin à ce moment-là et j’étais curieux de savoir comment ça se passait dans la vie de ma famille plus éloignée. Je pense que c’était important de le montrer au cinéma. » Beaucoup de cinéastes l’affirment : c’est par la spécificité culturelle que l’Art parvient à l’universalité. Aussi isolé soit-il dans le désert de Gobi, comme étouffé par le sable noir des collines qui entourent cette ville où un homme et un chien soignent leur solitude, BLACK DOG finit par regarder droit dans les yeux nos émotions et nos peines à tous. « Cette histoire n’est pas spécifique à la Chine, en effet, approuve Guan Hu. Si BLACK DOG n’avait parlé qu’à la société chinoise, je ne l’aurais pas fait. Ce type d’histoires et de relations existe partout dans le monde. Partout, on rencontre des gens différents, qui mènent des vies différentes. Le cinéma est là pour les filmer, les montrer, et permettre au spectateur d’en faire l’expérience. » Rares sont ceux qui le font avec autant de grâce, d’humanité et de pertinence que Guan Hu dans BLACK DOG.
Portrait Guan Hu : © Sébastien Vincent
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Réalisateur : Guan Hu
Avec : Eddie Peng, Liya Tong, Jia Zhangke, Zhang Yi
Pays : Chine
Durée : 1h46