BLACK DOG : entretien avec Eddie Peng

07/03/2025 - Par Aurélien Allin et Emmanuelle Spadacenta
Eddie Peng dévore BLACK DOG de sa présence, dans le rôle d'un ex-taulard qui se lie d’amitié avec un chien. Un cabot qui, comme BLACK DOG, a changé sa vie et qu'il a fini par adopter.

Une chose ne fait aucun doute à son sujet : Eddie Peng est un gros bosseur. Repéré à l’âge de 20 ans lors d’un casting sauvage à Taïwan où il passait des vacances – né sur l’île, il a émigré au Canada à son adolescence et y a fait ses études –, il devient très vite une idole des jeunes taïwanais et chinois grâce à diverses séries télé, de la teen drama TOMORROW à l’épopée de fantasy THE YOUNG WARRIORS. Mais loin de s’endormir sur ce statut, Peng va passer les quinze années suivantes à prouver l’étendue de ses envies et de ses talents, en se faisant notamment une spécialité des préparations physiques exigeantes. Il s’adonne ainsi pendant des mois à la boxe pour CLOSE TO YOU de Cheng Hsiao-tse, au MMA et au cyclisme pour UNBEATABLE et TO THE FORE de Dante Lam, à la gymnastique pour JUMP ASHIN ! de Lin Yu-hsien ou au kung-fu pour RISE OF THE LEGEND de Roy Chow. De la comédie romantique (ALL ABOUT WOMEN de Tsui Hark !) au thriller d’action (OPERATON MEKONG de Dante Lam), en passant par les grandes épopées (LA GRANDE MURAILLE de Zhang Yimou), il a offert à une multitude de genres sa présence solaire et physique. Jusqu’au Covid. Une pause forcée de deux ans durant laquelle la star se pose d’innombrables questions et remet en cause sa carrière. Puis il ouvre un script envoyé par Guan Hu, réalisateur du méga-succès LA BRIGADE DES 800, qui lui aussi souhaite revenir à un cinéma plus intimiste, moins commercial. Ce scénario, BLACK DOG, apparaît comme une évidence à Peng, un signe du destin. Trois ans après l’avoir tourné, il nous expliquait même à quel point ce film aura changé sa vie, pour la plus jolie des raisons : il est reparti du plateau en adoptant trois chiens. Deux chiots whippet nés durant le tournage et Xiao Xin, femelle de la même race qui tient le rôle principal de BLACK DOG. « La star, c’est elle », nous dit-il admiratif de sa chienne, qui dort à ses côtés lorsque nous le rencontrons à Cannes en mai dernier.

On sait que vous aimez les préparations minutieuses. Quelle a été celle de BLACK DOG ?
Eddie Peng : Quand je suis arrivé sur le plateau au nord-ouest de la Chine, le réalisateur Guan Hu et l’équipe technique m’ont demandé de m’entraîner avec les chiens et leurs dresseurs. C’était un moyen de rendre le tournage plus simple parce que le réalisateur voulait faire de longues prises. Et ça, c’était compliqué. Par exemple, il y a cette scène au début du film où j’urine sur un mur et le chien devait sortir de l’immeuble et uriner par-dessus. Ça a nécessité énormément de répétitions et d’entraînement en amont. Il y avait en fait plusieurs chiens dans le rôle principal. Mais elle (Xiao Xin, la chienne qu’Eddie Peng a adoptée après le tournage, ndlr) a assuré 80% à 90% des scènes. En revanche, pour toutes les scènes de morsure, on a utilisé des mâles. Il fallait que je m’entraîne avec huit chiens différents, afin qu’ils s’habituent à moi. Ça a nécessité des répétitions quotidiennes pendant des mois. Puis tous les jours sur le tournage, dès que j’avais fini de tourner mes scènes, je devais passer 20 à 30 minutes avec chaque chien.

Quelle était votre relation avec Xiao Xin, sur le plateau ?
Un lien très fort s’est créé entre elle et moi. Comme elle était le principal chien à qui je donnais la réplique, on a noué cette relation qu’on a réussi à conserver depuis. C’était elle la plus sage, sur le plateau. Et elle l’est encore, d’ailleurs. C’est une chienne très calme. Je savais que si je l’adoptais, elle supporterait la vie en ville et en appartement, que ça ne serait pas un problème pour elle. Je me souviens de cette scène en particulier, dans laquelle je me douche. Il fallait le faire en une prise sans coupe. Elle est venue dans le cadre, elle a marché jusqu’à sa marque, elle s’est posée, immobile. Pile où il fallait. Bien sûr j’avais un clicker de dressage dans la main pour l’appeler. Mais quand même. C’est à ce moment que le réalisateur, toute l’équipe et moi, on a su qu’elle était capable de performer. Le lien entre elle et moi a vraiment commencé à se former à ce moment.

Est-ce que jouer avec des chiens a été un facteur déterminant pour accepter BLACK DOG ?
Oui parce que j’ai toujours voulu avoir un chien mais j’ai des allergies et de l’asthme. Quand j’ai reçu ce script, je me suis dit que c’était un bon prétexte pour passer outre.

« La pandémie m’a donné envie de changer de regard et c’est exactement ce que je vais retirer de BLACK DOG. »

Guan Hu dit qu’après des années à faire des blockbusters, il a commencé à s’ennuyer et a eu envie de revenir aux films intimistes de ses débuts. Vous avez ressenti un peu la même chose ?
À l’époque de la pandémie, je n’ai pas travaillé pendant deux ans. J’ai senti qu’il fallait que je m’éloigne de ce métier un moment, que j’arrête de faire l’acteur et que je fasse autre chose. Ma vision du monde et de la vie commençait à évoluer. Sauf que j’ai reçu ce script. Et là, j’ai senti immédiatement que BLACK DOG était différent de tout ce que j’avais fait avant. J’ai entendu cette petite voix en moi qui me poussait à accepter. Les années avant ça, j’avais fait beaucoup de films commerciaux à gros budget. La pandémie m’a donné envie de changer de regard et c’est exactement ce que je vais retirer de BLACK DOG, je pense. Je crois que ça va être le cas de tous ceux qui ont bossé sur ce film. Car il n’était pas simple à concrétiser et ce n’est facile pour personne de s’impliquer sur ce genre de projets, parce qu’ils sont difficiles à financer. Heureusement, notre réalisateur est très respecté. Mais on a fait le film avec le plus petit budget possible. Le but était vraiment de toucher le cœur des gens. J’ai la sensation que c’était le destin. Ces dernières années, j’ai essayé de m’impliquer sur davantage de films indépendants – j’avais fait ARE YOU LONESOME TONIGHT ?, par exemple – il avait été sélectionné à Cannes mais je n’avais pas pu venir en raison de la pandémie. Je crois que j’ai besoin d’explorer diverses possibilités pour ma vie, en tant qu’homme. Qu’est-ce que je peux apporter au monde ? Quels types de films je peux faire pour aider les gens à aller mieux ?

Vous ne parlez pas beaucoup dans le film. Est-ce qu’avoir un chien pour partenaire, une interaction qui n’est pas verbale, vous a aidé dans cette performance mutique ?
Oui, tout à fait. La première fois que j’ai lu le script, j’ai même cru que Lang, mon personnage, était muet. Or, il se trouvait que je connaissais le langage des signes depuis un précédent projet (HEAR ME de Cheng Fen-fen, ndlr). Mais Guan Hu m’a dit : ‘Non, il n’est pas muet. Il en a juste marre du monde.’ Lang ne veut pas expliquer ce qui lui est arrivé. Il est allé en prison pendant 15 ans et quand il revient dans sa ville natale, les gens ne cessent de lui demander ce qu’il a fait pour être enfermé aussi longtemps. Alors il en a marre. J’ai dû réfléchir à la manière de jouer ça. Au départ, j’ai pensé utiliser une physicalité différente pour communiquer, je faisais plein de gestes… Mais tout ça apparaissait forcé. Les deux premières semaines, j’étais donc un peu perdu. Je doutais beaucoup. J’allais constamment voir Guan Hu pour lui demander si ce que je faisais allait. Je doutais que le public puisse accéder à ce que pensait mon personnage. Guan Hu a fini par me dire : ‘Sois immobile. Retiens tout. Tu as des choses qui bouillonnent en toi mais tu ne peux pas les exprimer.’ Ça a ouvert des tas de nouvelles possibilités de jeu, pour moi. Mais ça a été difficile, peut-être la performance la plus complexe de ma carrière. Car en général, je suis très physique – par le passé, je me suis entraîné très dur pour des rôles. BLACK DOG a été bien plus difficile que je ne l’imaginais. J’ai dû lâcher prise, arrêter de prétendre que j’étais quelqu’un d’autre car face à moi, j’avais cette petite chienne qui, elle, ne jouait pas. Elle vit, elle est pleinement présente. Je me devais d’être concentré à 100% sur ce qu’elle faisait. ‘Est-ce qu’elle me regarde ? Je dois la regarder en retour ?’ Pour moi, ça a été une expérience incroyable.

En un sens, vous vous êtes senti comme un autre acteur ?
D’habitude, j’aime m’immerger entièrement dans la physicalité d’un personnage et sa silhouette. Je pars de ça. La préparation physique m’a toujours aidé à rentrer dans mes personnages, à comprendre leurs motivations. Mais sur BLACK DOG, j’ai dû aller vers un territoire que je n’avais jamais exploré avant. Je ne pouvais pas être trop conscient des choses. Ou un peu, par moments – savoir où est la caméra, quand elle est sur moi, etc. Mais il fallait être le plus honnête possible et avoir le courage de ne rien faire. Laisser l’histoire se dérouler. Je ne crois même pas que je joue, en fait. Quand j’ai vu le film pour la première fois, il y avait plein de choses que je ne me souvenais pas avoir fait. La plupart des scènes avec Xiao Xin ont nécessité au moins 40 prises. Et à chaque fois, il s’agissait de longs plans sans coupe. J’ai donc dû être totalement connecté à mon intériorité et à mes émotions afin d’être capable de me sentir présent, dans l’instant. Comme le film s’est tourné il y a des années, je ne me souvenais pas de tous les détails de ma prestation. Mais la solitude de mon personnage est touchante. En jouant face aux chiens je reflète ce que vit le personnage face aux chiens. Lang et son chien se sauvent l’un l’autre. Quand j’ai vu le film, ça m’a beaucoup touché, au bout de dix minutes j’étais en larmes.

Vous disiez tout à l’heure avoir beaucoup réfléchi à votre carrière durant la pandémie. Comment voyez-vous les choses, aujourd’hui ?
Il y a 13 ans, j’ai fait ce film intitulé JUMP ASHIN !, dans lequel je jouais ce jeune homme à problèmes, dont le rêve est de devenir gymnaste. Je suis venu à Cannes pour le promouvoir et le vendre (au Marché du Film, ndlr). Et même si je n’avais pas pu voir le moindre film, j’avais quand même la sensation d’être arrivé. Je m’étais promis de continuer à travailler dur pour revenir à Cannes avec un film. Et me voilà aujourd’hui. Mais en fait, je ne planifie rien. Je fais confiance à mon instinct. Il y a cette petite voix qui me dit si je dois m’engager sur tel ou tel projet. Le souci étant qu’il y a beaucoup de bruit parasite autour de nous, tout le temps. Ça devient impossible de réfléchir sur soi et à ce qu’on veut. Du coup, je suis constamment en train de me demander : ‘Qu’est-ce que je dois faire ? À quoi je sers ? Pourquoi je suis acteur ?’ Pendant mes deux ans de pause à cause du Covid, je me demandais ça en boucle. Je suis donc très heureux que Guan Hu m’ait trouvé pour BLACK DOG. Il m’a remis sur les rails et ça m’a de nouveau ancré dans la réalité. Il m’a dit : ‘Tu es là pour faire l’expérience de la vie. Ici, tu n’es pas une star.’ Vous savez, on porte tous des masques. Aujourd’hui, j’ai la sensation qu’apprendre quelque chose et jouer la comédie me fait me sentir vivant.

« J’ai la sensation de devoir apprendre de cette chienne. Peut-être qu’en fait, c’est elle qui m’a adopté. »

Vous parlez parfaitement anglais. Les plateformes de streaming ont accéléré la globalisation du cinéma. Vous vous imaginez tourner hors de l’industrie chinoise ?
Disons que je ne me pose aucune limite. Mais tout dépendra du timing. Il ne faut pas que ce soit forcé. Il y a dix ans, je désirais plus que tout être vu. Je voulais être Robert de Niro ou Daniel Day-Lewis. Aujourd’hui, je sais que je ne peux pas être comme eux. (Rires.) Je dois être moi-même. Je dois vivre, gagner ma vie. Parfois je suis obligé de faire des choses que je n’ai pas envie de faire – c’est de l’instinct de survie. Donc il est difficile pour moi d’imaginer où je serai dans dix ans. Je sais juste que je dois rester fidèle à moi-même et à mon art. Trouver des gens avec qui je suis sur la même longueur d’ondes afin de créer quelque chose ensemble – rien que ça, ce n’est pas toujours facile. Donc en un sens, il faut que j’aie un peu de chance et que je bosse dur. Mais oui, j’ai envie de travailler avec les meilleurs cinéastes. Je suis là pour multiplier les expériences, explorer le monde. Si des cinéastes étrangers ont besoin de moi pour un personnage, je suis prêt. Je pourrais apprendre une autre langue, bosser mon accent anglais. J’imagine qu’on me demandera sans doute de jouer à nouveau un gars qui ne parle pas, sinon. (Rires.)

On a vraiment la sensation que BLACK DOG a changé votre vie…
Je n’y pensais pas trop en ces termes à la fin du tournage. Mais aujourd’hui, j’y réfléchis beaucoup, oui. Notamment parce que je repense à tout ça quand je fais des interviews. Tous les soirs, avant de m’endormir, des souvenirs du tournage me reviennent sans même que j’y pense consciemment. C’est un rêve un peu fou d’être à Cannes avec ce film, de discuter avec vous. L’autre jour je marchais dans la rue avec Xiao Xin et les gens m’arrêtaient pour la caresser : c’est elle, la star ! Elle est vraiment devenue mon porte–bonheur. Donc le plus gros effet qu’a eu BLACK DOG sur ma vie, ça reste d’avoir adopté Xiao Xin. Désormais, elle fait partie de ma famille. Elle m’accompagne partout. Je vis avec ma famille – ma mère et mes deux sœurs – et, avec l’arrivée de Xiao Xin, la dynamique a changé. Ma vie a changé alors mon regard sur la vie, sur ma carrière, sur les décisions que je prends, a changé aussi. Je sais que je suis plus heureux, plus intéressé par les petites choses de la vie. J’ai la sensation de devoir apprendre de cette chienne. Peut-être qu’en fait, c’est elle qui m’a adopté. Elle m’a déjà beaucoup appris et elle continue à le faire. Les chiens ne mentent jamais. Parfois je sors pendant 30 minutes et quand je reviens, Xiao Xin et mes deux autres chiens me font la fête comme si j’étais parti trois mois. Quand ils font ça, j’ai l’impression qu’ils me soignent, qu’ils sont mes remèdes à tout.

Portrait Eddie Peng : © Sébastien Vincent

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Sortie : 05.03.25
Réalisateur : Guan Hu
Avec : Eddie Peng, Liya Tong, Jia Zhangke, Zhang Yi
Pays : Chine
Durée : 1h46
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