5 SEPTEMBRE : entretien avec John Magaro

04/02/2025 - Par Aurélien Allin
Ces dernières années, chez Kelly Reichardt ou Celine Song, il a livré des prestations remarquables – et de nouveau dans l’excellent 5 SEPTEMBRE. Rencontre avec un character actor comme on les aime.

Dans la nuit du 5 septembre 1972, aux Jeux Olympiques de Munich, Geoff Mason, réalisateur et producteur au service des sports de la chaîne américaine ABC, rejoint sa régie afin d’assurer la retransmission des épreuves de la journée à venir. Lorsque des coups de feu sont entendus dans le village olympique alentour, tout est bouleversé. Geoff et son équipe apprennent que des athlètes israéliens ont été pris en otages et entreprennent de rapporter les événements au monde entier, en direct. Se posent alors à eux une foule de questions éthiques… Avec 5 SEPTEMBRE, le cinéaste suisse allemand Tim Fehlbaum revient à des événements réels que le cinéma a déjà chroniqués par le passé, à commencer par le documentaire de Kevin Macdonald UN JOUR EN SEPTEMBRE. Sans compter MUNICH, de Steven Spielberg. L’ironie de l’Histoire veut que Fehlbaum ait confié le rôle de Geoff Mason à John Magaro qui, il y a vingt ans, alors jeune acteur débutant, assurait une journée de figuration sur… MUNICH. Une anecdote en forme d’écho cosmique qui n’a pourtant pas mené à Magaro à réexaminer le chef-d’œuvre de Spielberg. « J’ai revu MUNICH récemment mais pas avant les prises de vues de 5 SEPTEMBRE, nous dit-il, parce que MUNICH se concentre à 99% sur l’après. Cela ne m’aurait donc pas été très utile. En revanche, j’avais revu UN JOUR EN SEPTEMBRE mais aussi LES HOMMES DU PRÉSIDENT – pour moi, c’est le modèle absolu du thriller journalistique. » En un peu moins de vingt ans, Magaro s’est constitué une filmographie particulièrement solide et diversifiée. Après des apparitions chez Neil Jordan (À VIF), Wes Craven (MY SOUL TO TAKE) ou Richard Kelly (THE BOX), il se fait remarquer en 2012 dans NOT FADE AWAY, premier film du créateur des SOPRANO, David Chase, qu’il retrouvera en 2021 pour THE MANY SAINTS OF NEWARK, prequel de la série dans laquelle il incarne un jeune Silvio Dante. Entre-temps, Magaro aura arpenté les plateaux d’Adam McKay (THE BIG SHORT), Todd Haynes (CAROL), David Michôd (WAR MACHINE) ou Kelly Reichardt, qui lui offre l’un de ses rôles les plus mémorables dans FIRST COW. Au-delà des grands auteurs installés, John Magaro fait aussi preuve de flair et s’investit auprès de jeunes cinéastes, comme Eugene Ashe (SYLVIE’S LOVE), Shane Atkinson (LaROY), Celine Song (PAST LIVES) ou Cole Webley (OMAHA, qui vient d’être acclamé à Sundance). La marque des plus grands character actors, capables de marquer avec autant de force dans un rôle secondaire ou principal.

Quand vous faites un film d’époque, est-ce utile pour vous d’être conscient de ce qu’il dit de notre propre temps ?
John Magaro : Non. En fait, c’est même l’opposé. Certains acteurs aiment être très conscients des thématiques de l’histoire qu’ils racontent et ainsi injecter tout ça dans leur performance. Je suis plutôt du genre qui aime savoir uniquement ce que son personnage peut savoir et me caler à ce point de vue. Très tôt dans ma carrière j’ai compris qu’on ne peut jamais vraiment comprendre ce qu’un film va devenir au final. Tout simplement parce qu’en tant qu’acteurs, il y a trop de choses qui échappent à notre contrôle. En ce qui me concerne, je pense que le mieux est de faire les recherches qui seront bénéfiques à ma performance. Dans le cas de 5 SEPTEMBRE, j’incarne un réalisateur de retransmission sportive alors j’ai appris ce que ça signifiait. Le gros de mes recherches a été de parler au vrai Geoff Mason et à me rendre dans des régies télé d’événements sportifs, afin d’apprendre ce que ça signifie d’être réalisateur et producteur sur de tels programmes. Mais le sens politique du film et ce que ça dit des médias aujourd’hui, je préférais que ces choses-là prennent vie après le tournage, une fois le film fini. Ce n’est pas un débat qui m’aurait été utile sur le plateau.

Est-ce que vous digérez le travail de recherche pour mieux l’oublier une fois sur le plateau ? Ou, dans le cas de votre rôle dans 5 SEPTEMBRE, vous sentez-vous chevillé à la réalité de l’homme que vous incarnez au point de ne vous donner aucun droit d’y déroger ?
Dans ce cas précis, comme les gens ne connaissent pas Geoff Mason, l’interpréter ne s’accompagnait d’aucune vraie limite. J’ai pu créer mon propre Geoff Mason. Bien sûr, j’ai infusé dans ma prestation certaines de ses qualités et caractéristiques. Par exemple son sens aigu de l’innovation, son humour, le respect qu’il génère chez ses collègues. Mais je n’ai ressenti aucune pression à l’imiter car le Geoff que j’incarne est un Geoff créé par le script. Après, il se trouve que Geoff a été l’étincelle qui a mené à l’existence de ce scénario, ses conversations avec le réalisateur Tim Fehlbaum ont modelé l’histoire. Le Geoff du script est donc très proche de celui qu’il était ce jour-là, en 1972. Plus généralement, j’encourage les cinéastes à m’envoyer le plus de choses possibles, des éléments qui les inspire, que ce soit de la musique, des films, des tableaux, peu importe. J’essaie ensuite de tout ingurgiter et digérer dans le temps limité dont je dispose. Les cinéastes sont tous différents, ils m’envoient des choses très diverses. Certaines me sont très utiles, d’autres pas du tout. Donc ces recherches-là, j’ai tendance à les oublier une fois sur le plateau. En revanche, quand vous devez acquérir une compétence spécifique, le tout n’est pas de la digérer et de l’oublier, mais d’être suffisamment à l’aise pour qu’elle devienne une seconde nature. Sur un de mes films, j’ai dû apprendre à jouer de la batterie (NOT FADE AWAY, ndlr). Sur 5 SEPTEMBRE, c’était très similaire : j’ai appris à « réaliser » une retransmission en m’habituant à porter un casque-micro, à parler dans des walkies-talkies. J’ai passé des semaines avec ces objets afin qu’ils deviennent des extensions de moi-même. Le tout est d’être suffisamment à l’aise et confiant pour savoir vous en servir quand vous en avez besoin sur le tournage.

Généralement, comment construisez-vous un personnage ? Et dans le cas où vous incarnez un personnage réel comme 5 SEPTEMBRE, est-ce que rencontrer la personne peut interférer dans votre processus ?
Geoff a été une mine d’infos pour moi. Par le passé, j’ai parfois rencontré ceux que j’incarnais ou leurs familles et ça ne m’a pas du tout aidé car leur regard était limité ou très subjectif. Donc chaque cas est différent. Mon personnage dans FIRST COW, Cookie : il ne pourrait pas être plus différent de moi. C’est donc un rôle que j’ai appris à découvrir petit à petit, en cuisinant des recettes que j’avais trouvées dans un livre (son personnage confectionne des petits biscuits, ndlr). C’est vraiment comme ça que j’ai saisi le personnage. En revanche mon rôle dans PAST LIVES me ressemble énormément : comprendre cette similarité, ça limite forcément les recherches. Le rôle de Geoff Mason dans 5 SEPTEMBRE, c’est sans doute un mix des deux : des tas de choses chez lui sont à mille lieues de moi. Pourtant, être un jeune acteur qui cherche à se faire un nom et qui s’interroge sur le prix à payer pour faire avancer sa carrière, ça se rapproche beaucoup de ce que vit Geoff dans 5 SEPTEMBRE. J’ai donc pu m’appuyer là-dessus, en partie. Il n’y a donc pas de processus miracle pour trouver et construire un rôle, pour moi. C’est pour ça que j’encourage les cinéastes à m’envoyer des choses car avec un peu de chance, un truc dans le lot va résonner en moi – que ce soit une chanson ou une image – et initier mon voyage vers mon personnage.

« Peu importe la taille du personnage, j’aime pouvoir m’y consacrer de la même manière. »

Avez-vous le même genre de compréhension et de savoir pour un « petit rôle » que pour un rôle plus conséquent ?
J’essaie oui, mais ça dépend forcément du temps dont je dispose. Si on m’appelle le jour avant le tournage, mon temps sera trop limité. Mais si j’ai le temps, j’essaie d’en savoir le maximum. Kelly Reichardt, avec qui j’ai collaboré plusieurs fois, m’accorde ce temps. Sur SHOWING UP, où j’assure un plus petit rôle [que dans FIRST COW], elle m’a donné tout le temps pour que je puisse me pencher en profondeur sur le type de travail artistique que menait mon personnage – j’ai notamment fait pas mal de recherches sur le Land Art et Robert Smithson –, mais aussi sur les maladies mentales (son personnage, dépressif et reclus, entend des voix, ndlr). Peu importe la taille du personnage, j’aime pouvoir m’y consacrer de la même manière. C’est mon boulot. J’aime découvrir et apprendre des choses. Et en plus on me paie pour le faire ! (Rires.)

Dans votre travail récent, avec des films comme FIRST COW, PAST LIVES et LaROY, vous déconstruisez la masculinité telle qu’on la voit généralement à l’écran. Est-ce un choix conscient de votre part ?
Oui. Il est nécessaire d’aborder ces sujets, je crois. Je n’ai jamais été attiré par les acteurs qui drainent le stéréotype de la masculinité. Je n’ai jamais été fan de John Wayne ou de Clint Eastwood, par exemple. En revanche, il y a des films très virils que j’adore car les personnages y sont généralement des anti-héros très imparfaits. Scorsese, par exemple, accomplit un travail remarquable là-dessus : il met en scène ces machos qui ne sont pas du tout des héros. Leur masculinité naît de quelque chose de très toxique. Pour moi, il faut disséquer la masculinité, ne pas soutenir le machisme. Je suis un gamin du Midwest et j’ai toujours trouvé ça bizarre, les mecs qui ressentent ce besoin d’avoir une grosse bagnole. Ça m’a toujours paru très artificiel et même un peu triste. Donc étudier ce que ça signifie vraiment d’être un homme ou d’être viril, c’est important. Et d’autant plus aujourd’hui, dans cette période néo-fasciste que nous vivons. Si les hommes embrassaient leur douceur un peu plus, on ne vivrait pas dans une époque aussi perturbante.

On apprend évidemment de toutes nos expériences mais un de vos rôles a-t-il marqué un tournant dans votre compréhension de votre travail et de l’acteur que vous vouliez être ?
Je ne dirais pas avoir connu de tournant, non. Je vois les choses comme une lente évolution. Au début de ma carrière, quand j’avais 20 ans, tout tournait autour du fait qu’avant toute chose, il fallait que je bosse. Ensuite, je me suis focalisé sur ce que les gens voulaient, sur ce que ça signifiait, soi-disant, d’être un acteur de cinéma. Mais parce que j’étais bien entouré et que j’avais un merveilleux coach, j’ai vite compris que tout ça n’avait pas de sens. Au début de ma carrière, j’ai travaillé avec James Gandolfini (sur NOT FADE AWAY et DOWN THE SHORE, ndlr). Le regarder bosser et voir à quel point il ne donnait jamais ce qui était attendu, ça m’a marqué. C’est devenu mon credo. Cette découverte d’une honnêteté totale dans le jeu, ça a été une lente progression, un processus constant. Donc aucun rôle en particulier n’a fait la différence. Il faut constamment évoluer, apprendre, grandir. J’ai eu l’opportunité de faire des erreurs, d’être engagé de nouveau puis de faire du bon boulot. Il faut faire ces erreurs pour s’améliorer. Je ne regarde pas vraiment mes films mais quelques années après il m’arrive de le faire afin de voir ce que je faisais avant et en tirer quelque chose d’utile, constater en quoi ce que je fais désormais est différent. Mon but est d’être toujours meilleur et le plus vrai possible. 5 SEPTEMBRE, à ce titre, m’a permis d’aller vers quelque chose de totalement vraisemblable dans ma performance.

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Sortie : 05.02.25
Réalisateur : Tim Fehlbaum
Avec : John Magaro, Leonie Benesch, Peter Sarsgaard, Zinedine Soualem
Pays : Allemagne
Durée : 1h35
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