WICKED
À l’origine, il y a un livre. Un conte pour enfants, étrange et un peu tordu, sur une petite fille qui débarque dans un monde inquiet où règnent une sorcière et une fée. Socle de l’imaginaire américain dont on trouve des traces partout, « Le Magicien d’Oz » de L. Frank Baum, écrit au début du siècle dernier, est devenu en 1939 une sorte d’apogée du cinéma hollywoodien classique. Une démonstration de la puissance des studios, la preuve qu’Hollywood était bien l’usine à rêves qu’elle prétendait être. Une façon aussi de créer pour toujours des images de ces personnages de papiers. « Le Magicien d’Oz » devint un mythe américain, quelque part over the rainbow.
1995. Gregory Maguire, auteur de fantasy, décide de regarder ce mythe de travers et écrit « Wicked », roman (qui deviendra saga) prequel qui suit la jeunesse de la terrifiante Sorcière de l’Ouest et imagine un pays d’Oz sombre, lubrique et dérangeant. Une relecture très adulte, empreinte de géopolitique imaginaire et de questionnement philosophique, qui offre au personnage caricatural de la Sorcière de l’Ouest une profondeur et un destin tout autre. En 2003, Stephen Schwartz et Winnie Holzman s’emparent du livre, le tamisent pour n’en garder que le meilleur, le saupoudrent de tubes pop et de merveilleux et composent WICKED, comédie musicale qui, depuis plus de 20 ans maintenant, règne sur Broadway et le West End londonien.
2024. WICKED le film, enfin. La tâche du réalisateur Jon M. Chu s’annonçait périlleuse. Réussir en un film – en fait deux, on y reviendra – à capter tout ce voyage, du roman enfantin du début du siècle dernier à sa relecture pop à l’orée du nouveau, du mythe à sa réinvention moderne, du classique à l’hyper contemporain. Et surtout réussir à trouver ce que le cinéma pouvait apporter à cet imaginaire composite. Comment fabriquer des images déjà épuisées par les années ? Mais il est l’homme de la situation, définitivement. Quand il s’attaque à la comédie musicale hollywoodienne, Chu lui redonne toute sa puissance, son inventivité et surtout sa propension à dialoguer avec l’époque. Une façon très concrète de faire chanter et danser le monde, une manière de faire converser le réel et l’imaginaire, un peu à la manière dont la Warner faisait de la comédie musicale dans les années 1930 : un pied en l’air vers la féerie, l’autre ancré dans le sol de la réalité. SEXY DANCE 2 et 3, CRAZY RICH ASIANS, D’OÙ L’ON VIENT : autant de films, réalisés par Chu, qui s’amusent à faire dialoguer hier et aujourd’hui, tradition et modernité, fantaisie et réalisme.
Dès son ouverture, WICKED saisit ainsi par son ambiguïté. Sa façon de saisir le passé, de repositionner le spectateur du côté du grand spectacle artificiel propre au cinéma de studio et en même temps d’aller y chercher quelque chose de dissonant, d’étonnant, qui ne rentre pas totalement dans les cases. S’ouvrant de manière opératique sur la mort de la Sorcière à la fin du MAGICIEN D’OZ, le film file à travers les champs Technicolor du pays d’Oz pour entendre ses habitants se réjouir de cette mort. Une foule en liesse, de la couleur, une bonne fée qui apparaît, le conte est bon. Mais soudain quelque chose mute. L’opéra se fait délicatement menaçant, on brûle une effigie, les aigus percent, la caméra est trop proche : il y a quelque chose de pourri au royaume d’Oz. Replongeant alors en arrière, le film ne va cesser de travailler cette sensation liminaire : le plaisir des yeux, la puissance du spectacle et la dissonance qui réveille.
Jamais au-dessus de son histoire ni de ses personnages, WICKED n’est jamais dupe. Récit en biais qui conte comment Elphaba, jeune fille née verte et enfant indigne, va devenir celle qu’on surnomme la terrible Sorcière de l’Ouest, WICKED s’amuse avec le mythe, de ses présupposés et invite le spectateur à être à la fois touché et alerte. Prenant les atours d’un college movie, le film va jouer avec humour sur ses clichés, transformant la bonne fée Glinda en une improbable peste parfaite. On découvre là le génie comique d’Ariana Grande, parfaite en princesse, plus Regina George que jamais. Face à elle, Cynthia Erivo s’illumine et la tension comique entre les deux ennemies culminent dans un numéro de haine chanté, mené avec entrain. La mise en scène de Jon M. Chu très efficace, très ample, donne du rythme – le film file à toute allure – et permet de glisser facilement du premier au deuxième degré, du lyrique au comique. À peine se glisse-t-on dans les pas du merveilleux qu’un élément burlesque, une réplique ou un geste vient rire avec nous de ce monde. Mais alors qu’on pourrait prendre tout ça de haut, un détail, une justesse dans le regard ou une situation rattrape et touche. Car, petit à petit, la tragédie s’invite et le film noue puis dénoue des liens avec beaucoup de grâce. À chaque fois, la mise en scène trouve le bon équilibre, sait se faire spectaculaire (l’arrivée du prince Fiyero, tout en ironie grâce à Jonathan Bailey) ou intime (une scène d’humiliation à un bal), comique (le tubesque « Popular », grand numéro d’Ariana Grande) ou lyrique (« The Wizard and I »). WICKED prend le temps de faire exister ses personnages, de les capter à la fois comme des figures de conte et des êtres complexes.
Car à travers ce faux film de fac se joue quelque chose de fondamental. Baisser la tête ou la relever ? WICKED est l’histoire d’une désillusion. Dans sa dernière partie, une fois le récit arrivé à la fameuse citée d’Émeraude, il prend une tournure volontairement grotesque tout d’abord – la ville et ses charmes, comme un tourbillon – puis inquiétante, avec un Magicien d’Oz (Jeff Golblum) réinventé comme un Walt Disney mielleux et bizarre. Culminant dans une fureur et une gravité inattendues, WICKED dit adieu à l’enfance et oblige ses personnages à prendre position, à savoir pour qui et contre quoi ils se battent. Ce moment, forcément très attendu par les fans du spectacle, est interprété et mis en scène avec une émotion et une douleur qui tranchent avec l’euphorie de la version scénique. Comme si le cinéma traçait un chemin nous permettant, derrière le maquillage, les costumes et le décor, de voir la fragilité des liens. Divisé périlleusement en deux films, reprenant les deux actes du spectacle, WICKED PARTIE 1 referme sur lui l’insouciance, la légèreté et les merveilles du contes et laisse entrevoir ce qu’il y a d’inquiétant et de tragique derrière les façades colorées du pays d’Oz, annonçant une PARTIE 2 (sortie prévue fin 2025) plus grave et torturée. La réussite folle de ce spectacle total, à la fois généreux et malin, donne déjà très envie de voir la suite.
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Réalisateur : Jon M. Chu
Avec : Cynthia Erivo, Ariana Grande, Jonathan Bailey, Michelle Yeoh
Pays : États-Unis
Durée : 2h41