UN PARFAIT INCONNU
À l’apogée du deuxième acte d’UN PARFAIT INCONNU, Pete Seeger, légende du folk engagé, jugé antipatriotique par une partie de l’Amérique, rend visite à Bob Dylan dans sa chambre d’hôtel. Nous sommes en 1965, le jeune musicien est passé au rock et à l’électrique, s’aliénant une partie des prétendus puristes du folk. Seeger, moins gardien du temple qu’on ne le croit, raconte avec douceur à Dylan une parabole et plaide pour qu’il respecte la tradition acoustique du Newport Folk Festival, auquel il doit jouer le soir-même. Dylan n’en aura cure – la séquence du concert joue par ailleurs remarquablement avec les légendes tenaces qui l’entourent. Cette scène de dialogue de quelques minutes témoigne de la complexité de l’écriture dramaturgique du film. Jusqu’alors, le regard porté sur Seeger frisait la raillerie, sa musique surannée, ses effets de scène un peu ringards et sa naïve gentillesse écrasés par la modernité de Dylan, son insoumission, son ambition pour son Art. Le passé contre le futur. En une scène, Mangold renverse la table et son regard, bousculant les certitudes et allégeances du spectateur : Seeger, bienveillant, s’impose en parangon de sincérité et Dylan, de cruauté ; Edward Norton alors déchirant de dignité face à un Timothée Chalamet le regard dur et fuyant. Film de personnages attaché à leurs sentiments et à leurs contradictions, UN PARFAIT INCONNU capte avec aisance les multitudes de chacun et leur rôle, souvent essentiel, dans cette histoire – à commencer par celui de Suze Rotolo, rebaptisée Sylvie Russo à la demande de Dylan, qui le poussa à politiser ses chansons. Quant à Dylan, incarné par un Timothée Chalamet comme possédé, porté par le choix téméraire de Mangold de constituer son récit à 50% de chansons, tout est là : l’aura irréelle de ce petit bonhomme mal fagoté à la voix nasillarde, la fascination qu’il engendre en dépit de son incurie, l’évidence de son génie, la pertinence de son regard, sa propension à s’inventer un passé ou à revêtir une armure d’arrogance ou de dureté dès lors qu’on lui en demande trop. Ainsi UN PARFAIT INCONNU se démontre aussi amoureux transi de Dylan que lucide, sans jugement moral, de ses parts sombres. Romanesque mais juste, son esthétique à la fois naturaliste et fantasmatique, il iconise et humanise dans un même mouvement ce génie qui, chevillé à son Art, blesse ceux qui l’entourent, à commencer par ceux qui l’aiment, comme Seeger. En cela, UN PARFAIT INCONNU est un compagnon idéal de THE FABELMANS pour tout ce qu’il saisit de la création artistique comme geste d’affirmation de soi et donc comme acte d’égoïsme ou de pouvoir sur l’autre. Remarquable.
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Réalisateur : James Mangold
Avec : Timothée Chalamet, Edward Norton, Elle Fanning, Monica Barbaro
Pays : États-Unis
Durée : 2h20