Cannes 2024 : ON BECOMING A GUINEA FOWL

17/05/2024 - Par Renan Cros
Comment parler de ce que personne ne veut entendre ? Rungano Nyoni raconte l’inceste et le règne du silence par l’étrange et l’absurde. Maîtrisé et dévastateur.

ON BECOMING A GUINEA FOWL – traduit en « L’histoire de la pintade – s’ouvre sur un cadavre. Ou tout du moins, sa découverte. Shula, jeune femme masquée de diamant, roule libre sur une route de Zambie, musique à fond. Soudain, au bord de la route, elle trouve le corps de son Oncle Fred. Sidération. Ou pas. « Aujourd’hui, maman est morte », écrivait Albert Camus en 1952 en ouverture de son « Étranger ». Aujourd’hui, Oncle Fred est mort, donc. Qu’est-ce qui se cache derrière ce cadavre ? Qu’est-ce que le regard dédoublé de Shula, jeune femme soudainement jeune fille à l’écran, nous raconte ? Délicatement, avec un sens de l’absurde existentiel, Rungano Nyoni construit son film comme un choc dont les ondes vont réveiller le passé. Construit autour des rites funéraires qui entourent ce fameux décès, ON BECOMING A GUINEA FOWL enferme son héroïne dans le carcan de la société patriarcale zambienne et ses hiérarchies reproduites par les mères et les grands-mères. « Il faut », « elle doit », « elle n’a pas le droit » : constamment le film oppresse Shula, dont le regard, ailleurs, nous raconte autre chose. Que personne ici ne veut entendre.

Pour saisir cette violence, pour raconter ce monde qui craint tant que les mots puissent sortir, Rungano Nyoni utilise les armes du cinéma. Elle prend le parti fort de filmer cette société par des effets déroutants. Des femmes qui rampent dans un salon, de l’eau qui coule sur le sol et envahit tout, une jeune fille qui semble être là puis plus tout à fait, une épouse chassée qui erre autour de la maison, une émission de télévision pour enfants qui raconte les animaux… Constamment, le récit est tendu entre une forme d’hyper-réalisme et de surréalisme qui se répondent et s’échangent. Une sorte de réalisme fou, dont l’étrangeté devient le signe d’une violence politique et sociale. Une façon très libre de saisir le drame, en dénaturant le genre pour mieux en faire une expérience physique, un bug existentiel, un peu à la manière dont Hiro Murai et Donald Glover ont conçu la série ATLANTA.

Avec une maîtrise rare, Rungano Nyoni tient fermement son récit, sa mise en scène et emporte le spectateur vers une forme de sidération, d’inquiétude, où chaque scène pourrait faire basculer le film du côté du thriller, de l’horreur ou de la comédie. Mais c’est le drame, puissant, profond, le film d’un silence douloureux qui petit à petit, comme une tache d’huile, s’étend. Au fur et à mesure, les mots apparaissent, timidement, pudiquement et se mettent à souder Shula et ses cousines. Jamais Rungano Nyoni ne vient mettre des images sur ces mots. Parce qu’elle sait que montrer, ce n’est pas dire. Non, ce sont les mots des victimes qui comptent. Qu’elles puissent parler et être entendues. Puissant film de sororité qui culmine dans une scène finale quasi fantastique, qui donne toute sa dimension politique à ce titre étrange, ON BECOMING A GUINEA FOWL. Un film de rage qui s’octroie l’élégance de la douceur et l’intelligence du style pour armure et pour armes contre le règne du silence.

Partagez cette chronique sur :
Sortie : Prochainement
Réalisateur : Rungano Nyoni
Avec : Elizabeth Chisela, Susan Chardy, Henry B.J. Phiri
Pays : Zambie / Grande-Bretagne
Durée : 1h34
Partagez cette chronique sur :

Découvrez nos abonnements

En formule 1 an ou en formule 6 mois, recevez Cinemateaser chez vous !