Cannes 2024 : GRAND TOUR
Des films réclament de lâcher prise. GRAND TOUR en est un. Et Miguel Gomes nous le dit dès le plan d’ouverture. Une grande roue archaïque qui tourne et qui tourne sur elle-même, actionnée manuellement par des forains. Un plan brut, pris dans le feu de la fête, où la beauté du mouvement et l’énergie des corps se confondent. Une sorte de rappel à la beauté mécanique du cinéma – art forain des origines – où l’émerveillement de voir des corps et des images en mouvement suffisait. Dès lors, GRAND TOUR est un voyage en avant et en arrière. La fuite en avant d’un homme quelque part dans l’Asie du début du XXe siècle pour échapper à sa future épouse. La recherche éperdue de cette femme pour rattraper le fuyard. Deux traversées de cette Asie coloniale, de Bangkok à Saïgon jusqu’à l’orée de la Chine, filmée quelque part entre le passé et le présent. D’un noir et blanc granuleux, qui donne l’impression d’un film perdu des années 1920, Gomes tire l’essence d’un cinéma muet des origines où l’on montrait plus que l’on ne racontait. Établissant un lien avec l’art du conte et des marionnettes, le film, porté les voix off de « conteurs », oblige le spectateur à redevenir enfant, à se laisser guider par ces voix, par des images, à frémir quand on nous le dit, à s’émerveiller quand le décor l’exige, à s’émouvoir quand le tragique survient.
C’est toute l’exigence et l’expérience passionnante que propose Gomes. Faire un film à la fois très romanesque et au fond très peu narratif. Une sorte de film ballet où le mouvement des images emporte comme un flot continu pour raconter ce jeu de cache-cache entre deux solitudes. Passant du noir et blanc à la couleur, du passé au présent, sans cesse, le film fait de la réalité une matière pure de cinéma – le bruit des passants, le mouvement des corps, le son des marchés – tandis qu’à l’image soudain la fiction donne l’impression d’un studio expressionniste où Murnau et Fritz Lang pourraient apparaître à tout moment. Il y a quelque chose de profondément merveilleux dans ces images qui n’ont pas d’âge. Dans cette façon de raconter une histoire comme si elle venait à la fois de la nuit des temps et de demain. Une façon de faire du récit picaresque une mélancolie bizarre, une fuite existentielle où le monde prend plus de place que les personnages. Comme si ce monde que filmait Gomes allait rester et nous disparaître.
La maestria formelle de Gomes atteint par moments des sommets de poésie étrange – des moines masqués, la fureur de la ville comme une Symphonie Urbaine, un personnage de colonel amoureux comme tout droit sorti d’un roman à l’eau de rose, la brume qui se lève, des pandas dans les arbres… – qui demande, pour les apprécier pleinement, un lâcher-prise et une attention exigeante. Mais pour qui saura se glisser dans ce maelström d’images et de sons comme on se laisse bercer par la voix qui nous racontait une histoire avant d’aller dormir, la fuite en avant de ce GRAND TOUR a des airs d’ailleurs de cinéma.
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Réalisateur : Miguel Gomes
Avec : Gonçalo Waddington, Crista Alfaiate, Teresa Madruga
Pays : Portugal
Durée : 2h09