Cannes 2024 : EMILIA PEREZ

18/05/2024 - Par Renan Cros
Avec EMILIA PEREZ, comédie musicale sur fond de narco-trafic et de transidentité, Jacques Audiard joue brillamment avec le feu. Viscéral et mélo, délicat et bourrin, féroce et émouvant. Mi-Almodovar mi-Michael Mann. Fou.

C’est un film comme une expérience. Chimique, pyrotechnique, hautement inflammable. Sur le papier une sorte de pari improbable, heureusement porté avec suffisamment de talent, de travail et d’ambition pour aller au-delà de la bravade et donner du corps et du cœur à ce qui semblait chimérique. Peut-être parce qu’il s’attaque ici aux destins de trois héroïnes, capables de constamment se réinventer, se battre, s’imposer, qu’Audiard s’est dit qu’il devait lui aussi être à la hauteur. À la hauteur d’Emilia Perez, Manitas d’apparence, à la tête d’un des plus gros cartels de Mexico, prête à tout sacrifier pour pouvoir enfin devenir la femme qu’elle est à l’intérieur. À la hauteur de Rita, avocate épuisée par la corruption de son pays qui voit soudain le destin d’Emilia entre ses mains. À la hauteur de Jessi, épouse de ce narco-trafiquant qui vit la disparition de son mari comme une blessure. Trois femmes qu’Audiard relie entre elles, tout le long d’un film aussi mélodramatique, violent que chantant.

Car EMILIA PEREZ est une comédie musicale. Le score, composé par la chanteuse Camille et Clément Ducol, donne voix en espagnol aux personnages comme soudain emportés malgré eux par la fureur, la colère, l’amour, le désir. Le travail tout en polyphonie, en scansion de Camille qui fait sonner les mots, les lie, les délie, les tord, vient se cogner avec grâce contre la mise en scène âpre d’Audiard, toujours au plus près des corps. Ajoutez à cela les chorégraphies mutantes de Damien Jallet et à l’image quelque chose explose, dérange, détonne et rend chaque minute passionnante, car toujours en équilibre. Notamment grâce à ce trio phénoménal d’interprètes : Zoe Saldana, personnage pilier dont on craint qu’elle ne vacille à tout instant, Selena Gomes, surprenante en épouse prisonnière du passé sur le point de craquer et évidemment Karla Sofía Gascón, actrice trans dans un double rôle périlleux, à la fois ange et démon. Elles forment toutes les trois le cœur puissant d’EMILIA PEREZ, une sorte de rage contagieuse qu’elles transmettent au film.

Plusieurs fois, on s’inquiète : comment la question de la transidentité, si sensible, si douloureuse, pourrait trouver sa place dans cette écriture en force ? On craint à un moment que le sujet ne soit vu que par le prisme « du déguisement ». Mais en faisant jouer les deux rôles par la même actrice, Audiard fait de Manitas le corps faux et le film s’éclaire à l’apparition d’Emilia. Car plus que la question de sa transidentité – dépliée lors de longues séquences – Audiard cherche avec ce personnage à filmer ce qu’il a toujours aimé filmer : l’ambiguïté morale. Il filme la dualité d’Emilia Perez comme l’union politique de deux mondes, comme le combat entre la volonté de puissance, de pouvoir et l’envie profonde d’être aimée et vue pour qui elle est. Dans cet univers à la Michael Mann où les nuits scintillent du feu des phares des voitures, où la violence surgit de n’importe où, la démesure lyrique toute Almodovarienne de ces trois femmes n’apaise pas le récit. Au contraire, elle exacerbe tout.

Dès lors, il faut accepter de se laisser bousculer, d’être à la fois pris par le film et d’être un peu spectateur de l’objet que l’on regarde. Une sensation déroutante et passionnante, où l’émotion survient par à coup, comme une sortie de route imprévue dont on sortirait indemne. On s’étonne, s’accroche et chaque scène semble repousser un peu plus loin le cynisme qui pourrait nous guetter. Comme une façon d’accepter le cinéma pour ce qu’il est : une machine pour inventer. Car il y a quelque chose dans cette histoire de renaissances, de violence et de famille qui, filmé comme ça, donne le sentiment de voir un film à la fois jamais vu et pourtant mythologique. Comme si Audiard, en mélangeant ainsi le masculin et le féminin, le délicat et le bourrin, la grâce et la violence, le mélo et le polar, avait obtenu un film d’un autre genre. Lequel, on ne sait pas. Et c’est toute son élégance et sa force.

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Sortie : 28/08/24
Réalisateur : Jacques Audiard
Avec : Karla Sofía Gascón, Zoe Saldana, Selena Gomez
Pays : France
Durée : 2h10
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