Cannes 2024 : BLACK DOG
La steppe, immense. Le contraste entre la terre, beige, et les collines grises, presque noires. Au loin, un petit autocar avale la route poussiéreuse. La caméra panote et une meute de dizaines de chiens errants dévale la pente. Devant cette scène qui ouvre BLACK DOG, impossible de ne pas penser à l’introduction de WHITE GOD de Kornél Mundruczó. Comme son homologue hongrois, le cinéaste chinois Guan Hu se saisit ici de la figure du chien comme outil de métaphore – des déclassés, des opprimés. Lang (Eddie Peng, monstre de charisme) sort de prison. Mutique, écrasé par le remords – à moins que ce ne soit par la méfiance pour son semblable –, il retourne dans sa ville natale. « Elle était animée avant. Mais tout le monde est parti et les chiens sont devenus fous », disent certains. Dévastée, presque en ruines, des dizaines d’immeubles vides qui attendent la destruction. Et ces camionnettes qui, à longueur de journée, quadrillent les rues en gueulant des messages d’information à travers un haut-parleur crachotant. Les lieux, situés au bord d’une falaise comme s’ils étaient au bout du monde, ont tout de la cité fantôme. Guan Hu la capte avec une science du hors champ et un évident sens du cadrage, tout en lignes de fuite ; ses paysages hantés par des tumbleweeds prennent des airs de Far West. Pourtant, ici, des pancartes promeuvent le « rêve » censé accompagner les JO de Pékin 2008, qui commencent dans une cinquantaine de jours. Pour faire revenir les industries, les autorités décident de prendre à bras le corps le problème des chiens errants – dont certains soupçonnés d’avoir la rage, c’est bien commode –, en mettant sur pied une milice pour les capturer. Lang, ancienne célébrité du cirque local, y participe. Sauf que lui, l’homme qui sort de cage, l’homme regardé de biais pour sa faute passée, n’apprécie que moyennement de faire subir aux chiens ce qu’il a lui-même traversé. Alors il sabote les captures, s’enjaille avec un collègue toujours prompt à maltraiter les animaux, il libère même très consciemment le cabot d’une gamine. Puis il se lie à un petit chien noir décharné, traqué par les autorités, abîmé par la rue et les hommes au point de ne savoir que montrer les dents et mordre. Un chien qui, comme Lang, aurait bien besoin d’un peu de tendresse, d’amour et d’amitié. Au contact de l’autre, chacun va lentement s’ouvrir à la vie et « reprendre la route ». Tout comme son collègue Lou Ye avec AN UNFINISHED FILM, Guan Hu, qui a pourtant auparavant signé le très patriotique LA BRIGADE DES 800, questionne ici avec férocité le régime chinois, son obsession de l’efficacité et ce qu’elle engendre sur les êtres, traités comme une marchandise condamnée à errer, à reproduire sur les plus faibles ce que les plus forts lui ont fait subir. Ici, l’absurdité règne en maître. La Marche des Volontaires a tout d’une danse de zombies sans espoir. Un constat terrible, d’une amertume qui résonne avec puissance avec l’époque, bien au-delà de la Chine. Pourtant, le cinéaste a l’élégance de ne jamais faire sombrer BLACK DOG dans le nihilisme. Au-delà du message politique et social, son histoire s’apprécie au tout premier degré, pour ce qu’elle est, ce qu’elle dit des âmes humaine et animale, de leur interaction apaisante. Lang et son cabot amusent, émeuvent car Guan Hu capture avec patience et tact leur intangible lien. Hanté par le deuil, la culpabilité et l’envie de tourner la page, BLACK DOG crée de pures images de cinéma, vibrantes, marquantes, évocatrices, comme autant de pansements sur les plaies du monde et de ses personnages, comme ultime espoir d’un avenir meilleur. À l’image de son splendide dernier plan, entre rires et larmes.
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Réalisateur : Guan Hu
Avec : Eddie Peng, Liya Tong, Jia Zhangke
Pays : Chine
Durée : 1h46