Cannes 2024 : BIRD
Caméra à l’épaule, pellicule 16mm, une énergie à revendre, des quartiers populaires, du hip-hop et de la brit-pop comme pulsations : avec BIRD, on est bien chez Andrea Arnold – celle de FISH TANK et AMERICAN HONEY. Peut-être même trop, serait-on tenté de se dire au bout de quelques bobines. Mais pourquoi reprocher à une cinéaste d’affirmer avec une telle vigueur son style et son univers ? D’autant que, très vite, BIRD s’impose comme un excellent Andrea Arnold.
Bailey (Nykiya Adams, une révélation), 12 ans, vit dans un immeuble en forme de squat. Son demi-frère Hunter (Jason Buda), gentil garçon qui a trop vite grandi, participe à un gang de vigilantes punissant ceux qui maltraitent les enfants. Son paternel (Barry Keoghan), petite frappe tatouée, essaie de se faire un peu de pognon pour payer son mariage avec son énième conquête. Sa mère a un nouveau mec violent, qui fait peur à ses deux petites demi-sœurs – il serait bien capable de buter leur chien, ce salopard. Dans ce monde en déréliction, Bailey tourne en rond, incapable de grandir comme elle le voudrait. Déréliction oui, mais pathos non. Car jamais Bailey et sa famille ne sont les pantins d’une quelconque démonstration socio-politiques, les jouets d’un propos. Ces personnages abîmés, cassés, bringuebalés, sont de vrais personnages, des personnes de chair et de sang, les protagonistes de leur vie. Arnold les aime, les filme tel quel et plus que tout, aimerait les voir sortir de la merde – ce qui ne signifie jamais sortir de leur milieu. Puis Bailey rencontre Bird (Franz Rogowski), figure juvénile et excentrique, littéralement perchée – il l’observe depuis le toit d’un immeuble voisin. Certains le traitent de détraqué mais dans cet univers d’adultes-enfants qui se cament et picolent sans souci du lendemain, Bird est finalement le plus « normal ». Le plus doux, aussi. Il assure à Bird qu’il a grandi dans le quartier, qu’il aimerait retrouver sa famille. Bailey décide de l’aider.
Cette jeune fille que la caméra d’Arnold ne quitte jamais, comme la danseuse de FISH TANK en son temps, porte BIRD de bout en bout. Rivée à son téléphone, qu’elle n’utilise jamais comme repli sur elle mais comme ouverture sur le monde – elle filme ce qui l’entoure puis projette ses images sur ses murs, fenêtres supplémentaires sur ce ciel qu’elle observe sans cesse –, Bailey est une héroïne moderne mais intemporelle, pourtant jamais archétypale. Elle est une ado de 2024 comme elle pourrait l’être de 1994 : en quête d’une identité et d’un groupe, d’une famille à qui appartenir. Si Andrea Arnold s’était contentée de ce coming-of-age, cadencé sur quelques-unes des meilleures chansons pop de ces 30 dernières années, elle aurait déjà accouché de son meilleur film depuis RED ROAD – ce qui n’est pas peu dire. Mais la cinéaste d’aller plus loin. À l’apogée de son deuxième acte, BIRD franchit un pas décisif qui lui fait prendre une direction que, jusqu’alors, le récit n’avait que suggéré. Une piste lointaine, hypothétique, voire illusoire, à laquelle le spectateur ne cherchait même pas à donner du crédit : jamais Andrea Arnold, aussi libre soit-elle, ne prendrait une telle décision. Jamais elle ne mènerait aussi clairement son cinéma vers une proposition si radicale, à mille lieues de ce que l’on imagine ou attend d’elle. Pourtant, si. Ce saut dans le vide, de ceux qui font les meilleurs cinéastes, les moments de cinéma mémorables et les grands films indomptés, Arnold ne le fait pas seule. Ses acteurs le font aussi, sans ciller, sublimes d’implication. Et le spectateur de suivre, obligé par tant d’évidente beauté, sidéré.
Partagez cette chronique sur :
Réalisateur : Andrea Arnold
Avec : Nykiya Adams, Barry Keoghan, Franz Rogowski
Pays : Grande-Bretagne
Durée : 1h59