Cannes 2025 : SOUND OF FALLING
Il y a, dès la première scène de SOUND OF FALLING, un moment fou. Comme une sorte de mode d’emploi de ce qui va ensuite se déployer sous nos yeux pendant plus de 2h30. Dans une grande maison de la campagne allemande au début du siècle dernier, des jeunes filles épient les serviteurs et leur jouent un tour. Elles clouent sur le sol une paire de chaussures. Puis on voit une femme s’approcher, enfiler les chaussures et s’effondrer. Le rire puis soudain l’effroi. Les petites filles accourent. La gouvernante serait-elle morte ? La caméra capte la bascule inquiète, soudain la femme se relève et course les enfants dans la maison dans un gigantesque éclat de rire. On file à travers les pièces dans un plan-séquence virtuose qui rappelle FANNY & ALEXANDRE de Bergman. Mais soudain dans un même mouvement, tout le monde disparaît, l’image s’assombrit et ne reste que cette petite fille au teint pâle qui observe une femme en noir installer un autel mortuaire. Une ellipse macabre, une fraction de seconde qui déroute, comme si le décor et le temps s’étaient diffractés devant nos yeux. Un sentiment saisissant, une inquiétante étrangeté où le monde ne fait plus tout à fait sens ou le leitmotiv d’une mise en scène sensorielle qui déploie les images et les destins par-delà le temps.
Sans aucun didactisme, avec pour seule arme son sens de la composition et du montage, Mascha Schilinski propose une pure expérience de cinéma. Elle croise le parcours de quatre jeunes femmes dans quatre décennies qu’on ne réussit à distinguer qu’en étant attentif aux décors, aux vêtements, aux indices que l’image sème. De l’Allemagne rurale du début du siècle dernier à celle d’aujourd’hui, la maison, unique décor, se transforme et abrite ces histoires. Si Robert Zemeckis récemment s’était amusé via le plan fixe à mettre le décor au centre dans HERE, ici Schilinski cherche plutôt le labyrinthe, un jeu d’écho en racontant tout en même temps. À nous d’essayer d’emboîter les pièces d’un puzzle dont on n’est même pas tout à fait certains qu’il dessinera quelque chose de clair à l’arrivée. Et c’est tout le génie, la réussite dingue de ce film angoissant et hypnotique. Petit à petit, la réalisatrice réussit à nous faire substituer à la logique narrative classique, une pure logique sensorielle, émotionnelle de ses héroïnes. Comme une sorte de perception fantomatique du monde où les histoires, les blessures, les violences se répondent sans cesse. Terrible dans ce qu’il raconte de l’expérience féminine, SOUND OF FALLING est un film de maison hantée par la douleur, la tristesse et l’inquiétude. Une sorte de VIRGIN SUICIDES sous influence de David Lynch qui tente d’approcher l’indicible par l’expérience pure des images. Aride au départ, car volontairement dénué de psychologie et de pédagogie, le film, une fois qu’il nous a conduits au cœur de son labyrinthe, se laisse appréhender comme on résoudrait une énigme dont chaque solution ouvrirait de plus grands mystères. Un son déroutant fait soudain écho à une scène incroyable bien plus tard, le plan d’une main sous l’eau relie deux héroïnes à des décennies d’écart, un regard qui se répète, la position de deux pieds, une phrase et c’est comme si tout s’éclairait soudain et s’obscurcissait en même temps. À mesure que les histoires se déploient à travers chaque héroïne, elles finissent étrangement par se recouper sans que jamais la réalisatrice n’ait à le formuler ou à l’expliquer. Seule compte l’expérience du regard.
Il faut avoir une maîtrise folle du cinéma, du récit et de l’esthétique, pour concevoir et réussir un film aussi singulier. Car au-delà de l’expérience formelle très « festival », SOUND OF FALLING raconte quelque chose que l’époque ne fait seulement qu’apprendre à écouter en ce moment : la singularité, l’étrangeté, la complexité de l’expérience au féminin dans une société sculptée par les hommes. Le regard de cette réalisatrice, la façon qu’elle a de faire de la trajectoire de ses héroïnes une expérience sensible et déroutante du monde, amène le cinéma ailleurs et grave en nous des images, des récits qui nous hantent à notre tour.
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Réalisateur : Mascha Schilinski
Avec : Hanna Heckt, Lena Urzendowsky, Susanne Wuest, Lea Drinda
Pays : Allemagne
Durée : 2h39