FORTICHE, PETIT STUDIO DEVENU GRAND

08/11/2024 - Par Perrine Quennesson
Fortiche, c'est le studio français d'animation derrière le hit mondial ARCANE. Rencontre avec son directeur des productions, Hervé Dupont.

Derrière le succès mondial de la série ARCANE se cache Fortiche, un studio français qui a vu son existence basculer de « petite » entreprise de douze personnes à l’un des fers de lance de l’animation. Retour sur cette réussite aussi soudaine que transformatrice avec son directeur des productions, Hervé Dupont.

On croirait une histoire tout droit sortie des mythes de la Silicon Valley. 2009, année zéro : le 6 juin, le studio d’animation français Fortiche était lancé par trois amis dans un salon. En parallèle, le 27 septembre, le jeu vidéo LEAGUE OF LEGENDS débarquait en ligne. Ce n’est que trois ans plus tard que leurs destins se croisent quand Riot Games, éditeur du jeu, demande à Fortiche de réaliser des présentations de leurs personnages phares. Le succès est tel que l’envie de voir plus grand « spawn », comme disent les gamers, dans l’esprit des deux sociétés. Ce désir devient réalité avec la sortie en 2021 de la première saison d’ARCANE. Dans la série d’animation, les spectateurs sont plongés dans l’univers du jeu et suivent principalement les destins croisés et tragiques de deux sœurs, Jinx et Vi, dans une ville coupée en deux par un développement technologique et une richesse à deux vitesses. Plusieurs Annie (Oscars de l’animation) et Primetime Emmy Awards plus tard, ARCANE est un carton mondial aussi mérité que surprenant pour une série d’animation adaptée d’un jeu vidéo et aux ambitions bien plus adultes que jeunesses. Pour Fortiche, ce succès a surtout été le synonyme d’une incroyable expansion, passant d’une dizaine de collaborateurs à plus de 400 au plus haut de la production, et d’une reconnaissance phénoménale aussi bien française qu’internationale.

Comment est né Fortiche et d’où vient ce nom plutôt enfantin ?
Hervé Dupont :
Le studio Fortiche a été fondé par Pascal Charrue, Jérôme Combe et Arnaud Delord, qui sont aujourd’hui les trois créatifs en chef des différents projets que nous réalisons. Au début, il y a 15 ans, Fortiche, c’était une petite équipe dans un salon – bon un grand salon, mais un salon quand même – qui avait pour ambition de créer un espace où ils pourraient produire les films dont ils avaient toujours rêvé. Le choix du nom ‘Fortiche’ reflète leur désir de ne pas être trop sérieux, tout en gardant un certain esprit enfantin, en effet. Ils ont voulu éviter la rigidité technique souvent associée à l’animation et aux effets visuels, en misant plutôt sur une approche émotionnelle.

Quand Riot Games vous a approché en 2012, le studio n’avait que trois ans. Comment cette entreprise américaine vous a-t-elle repéré ?
En 2012, Fortiche était encore un tout jeune studio. Nous avions déjà réalisé quelques projets, notamment un clip pour Gorillaz, ‘DoYaThing’, dans le cadre d’une collaboration avec la marque Converse. Et ça avait fait pas mal parler de nous. Mais le vrai tournant a été le clip de ‘La Gaviota’ que nous avons réalisé pour le groupe Limousine. Ça n’a pas fait autant de vues que Gorillaz mais c’est vraiment dans cette vidéo que nous avons pu exposer notre patte, notre style. On y retrouve l’approche graphique 2D à la fois dans les décors et dans l’atmosphère, avec une mise en scène inspirée du cinéma en prises de vue réelles. Dans le cas de ‘La Gaviota’, notre inspiration était Brian de Palma. À cette époque, Riot Games cherchait à donner un nouveau souffle à ses cinématiques de jeux vidéo et était à la recherche d’un studio avec un style visuel unique et ce clip avait retenu leur attention. Ce mélange de styles, qui est devenu la signature de Fortiche, correspondait parfaitement à ce que Riot Games recherchait pour ses personnages. C’est ainsi que nous avons commencé à collaborer sur des projets comme la vidéo ‘Get Jinxed’, une présentation du personnage de Jinx, qui a été un véritable tournant pour nos deux sociétés. Ni eux ni nous n’avions jamais fait des millions de vues comme ça sur Youtube. Pour Riot Games, cela a eu un impact autant sur leur jeu que sur leur communauté et, pour Fortiche, ça a été une mise en avant phénoménale.

« La création d’ARCANE a été un long processus qui s’est étalé sur près de neuf ans. »

C’est quoi la ‘Fortiche touch’ ?
Chez Fortiche, nous considérons l’animation comme un outil pour raconter des histoires, au même titre que le cinéma en prises de vue réelles. D’ailleurs, nos inspirations ne viennent pas particulièrement du cinéma d’animation, même s’il y en a, mais davantage de cinéastes comme Martin Scorsese, Steven Spielberg ou Hou Hsiao Hsien. Si nous aimons et respectons l’animation pour enfants, notre objectif est plutôt de proposer des histoires adultes et matures, en utilisant l’animation pour créer des ambiances visuelles riches et complexes. Nous accordons une grande importance à la mise en scène  et à la photographie pour donner à nos films une dimension cinématographique. Comme le dit Pascal Charrue, parfois, quand on découvre l’artbook d’un long-métrage d’animation, on regrette que la facture du film fini soit si éloignée des intentions graphiques de départ. Alors, chez Fortiche, on essaye de s’en approcher à la fois en combinant l’esthétique de l’animation 2D avec les possibilités techniques de la 3D. Cela nous permet de créer des images à la fois stylisées et réalistes, et de donner l’impression d’une caméra qui se déplace dans l’espace. En somme, chez Fortiche, nous voulons que l’animation soit un moyen d’expression artistique à part entière, capable de toucher un large public et de raconter des histoires adultes qui résonnent.

Comment, avec Riot Games, êtes-vous passés des vidéos de présentation des personnages à une série complète ?
La création d’ARCANE a été un long processus qui s’est étalé sur près de neuf ans. Tout a commencé en 2015. Après ‘Get Jinxed’, il y a eu ‘Warriors’, et c’est là que Christian Linke, qui à l’époque s’occupait de la musique pour Riot Games et qui avait été le moteur de la création de ces vidéos, explique à Riot Games qu’il souhaite développer le jeu en série, avec Fortiche. On a mené des tests qui se sont avérés prometteurs, tant et si bien que Riot Games a décidé de lancer un pilote en 2016. Ce pilote a été livré en 2017 ; il contenait l’entièreté de l’épisode 1 et a permis à tout le monde de prendre conscience du potentiel du projet. On a un peu revu notre copie et la production de la saison 1 a réellement été lancée en 2018 pour une diffusion en 2021, et la saison 2 en 2024. Chaque étape a été cruciale pour façonner la série telle qu’on la connaît aujourd’hui.

LEAGUE OF LEGENDS est un jeu vidéo qui possède une grande communauté de fans. Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre votre créativité et leurs attentes ?
Grâce à nos précédents travaux, notamment les clips ‘Get Jinxed’ et ‘Warriors’, Fortiche avait déjà été repéré par la communauté des fans de LEAGUE OF LEGENDS. Mieux encore, ils avaient apprécié ces vidéos et s’étaient déjà très attachés à notre style. En 2018, sur les réseaux sociaux, il n’était pas rare de voir des membres de cette communauté réclamer une collaboration d’envergure entre Riot Games et Fortiche. Il était important pour nous d’écouter la communauté et de prendre en compte leurs retours. Nous avons donc travaillé en étroite collaboration avec Riot Games pour intégrer les attentes des fans tout en restant fidèles à notre vision artistique. Et je pense que c’est comme ça que nous avons trouvé notre équilibre : d’un côté, Riot, porté par Christian Linke, sa vision, sa passion pour les personnages et le lien avec les joueurs, de l’autre Fortiche et son désir de faire une série d’animation de qualité, qui peut parler au plus grand nombre, dans un style fort à l’ambition cinématographique. Pour nous, c’était nouveau ce lien avec la communauté, mais quand on a vu, à la sortie de la première saison, la réponse de cette dernière qui a, littéralement, porté la série, on ne s’est plus posé de questions.

Quel a été concrètement l’impact du succès d’ARCANE sur Fortiche ?
La production d’ARCANE a nécessité une croissance exponentielle de nos équipes. Au départ, nous étions une petite équipe de 25 personnes travaillant dans des locaux exigus. Du grand salon, nous sommes passés à des bureaux qui n’ont fait que s’agrandir avec le temps. Rien que sur la saison 1, nous avons déménagé deux fois. Depuis les débuts en 2016, du pilote jusqu’à la livraison de la saison 1, il y a plus de 600 personnes qui sont passées sur le projet, dont un pic à 350 qui travaillaient en même temps. Certains étaient là pour une semaine, d’autres pour six ans. Sur la saison 2, on s’est retrouvés à un peu plus de 400 personnes en même temps. Il a fallu se mettre ‘à l’échelle’, comme on dit, et Fortiche compte désormais trois studios à Paris, Montpellier et Las Palmas aux Canaries, que nous avons créé car un de nos collaborateurs principaux sur la série avait déménagé là-bas pour rejoindre sa femme. Nous essayons de garder l’esprit de Fortiche, avec le même enthousiasme et la même énergie des débuts. Mais en raison de cette expansion, il y a de fait une structure plus hiérarchisée. Afin de valoriser l’ensemble des équipes, nous organisons une fois par mois ce qu’on appelle des ‘pots-pourris’ où chaque département partage le fruit de son travail auprès de tout le reste du groupe. Cette cohésion, que nous souhaitons, reste tout de même le grand défi de cette nouvelle configuration.

« La production d’ARCANE a nécessité une croissance exponentielle de nos équipes. »

Avez-vous eu le ‘syndrome du deuxième album’ au moment de vous lancer dans la saison 2 d’ARCANE ?
Complètement ! Le succès de la première saison, qui était quand même inattendu pour nous, a vraiment créé une pression supplémentaire pour la saison 2. L’équipe, déjà très motivée, a ressenti le besoin de surpasser ses propres attentes et de répondre à celles, élevées, des fans. On a dû trouver un équilibre délicat entre l’envie de renouveler l’effet de surprise, d’aller plus loin encore et celle de rester fidèle à ce qui a fait le succès de la première saison. Malgré cette pression, l’équipe a réussi à produire une saison 2 ambitieuse, avec des graphismes encore plus poussés et une narration plus complexe. Nous espérons que les fans apprécieront cette nouvelle saison et qu’elle sera à la hauteur de leurs attentes. J’ai découvert les images au fur et à mesure des fameuses sessions ‘pots-pourris’ et j’ai été bluffé. Ce n’est pas de la surenchère pour de la surenchère. Mais, au bout du compte, ce sont les spectateurs qui décideront.

Fortiche est devenu une référence, notamment chez les étudiants en animation. Comment vivez-vous cette nouvelle place sur l’échiquier de l’animation française ?
Le succès d’ARCANE a dépassé toutes nos attentes. Voir les réactions enthousiastes des fans, qui se reconnaissent dans les personnages et s’attachent à l’histoire, est incroyablement gratifiant. J’ai vu passer des réactions sur les réseaux sociaux qui me rappellent mon propre émerveillement quand j’ai découvert STAR WARS alors que j’étais petit garçon. C’est à la fois flatteur et vertigineux. Dans ma position au sein de Fortiche, je croise les dirigeants d’autres studios et la blague du moment est qu’ils en ont un peu marre de recevoir des briefs d’agence avec comme demande ‘on veut du ARCANE’. Je suis désolé pour eux, car nous sommes aussi passés par cette phase à Fortiche où l’on ne nous demandait que ‘du Pixar’. C’est très dur quand on cherche son propre style et qu’on nous ramène qu’à ce qui existe déjà. Mais je dois dire que cette reconnaissance nous dépasse un peu. Cependant, on ne va pas se priver des bonnes ondes. (Rires.)

La saison 2 d’ARCANE est la dernière. Vous avez annoncé développer votre première création originale, PENELOPE OF SPARTA, réalisé par Jérôme Combe et Silvia Martelossi…
Le développement de nos propres projets est essentiel pour nous. Avec PENELOPE OF SPARTA, une variation décalée sur ce personnage de ‘L’Odyssée’, nous avons l’occasion de créer une œuvre qui nous ressemble réellement. Cela représente un saut dans l’inconnu, une exploration de nouveaux territoires narratifs tout en maintenant notre identité. Notre collaboration avec Riot Games sur ARCANE a été inestimable, mais avoir la liberté de développer nos propres histoires est un pas important vers notre indépendance artistique et créative. Nous sommes impatients de voir comment cela se traduira à l’écran et de continuer à tracer notre propre chemin dans l’animation.

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Sortie : 09.11.24 sur Netflix
Réalisateur : Créée par Alex Yee, Christian Linke
Pays : France / États-Unis
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