JOKER : FOLIE À DEUX
(Attention : ce texte contient quelques spoilers indirects, notamment sur la fin du film)
Qu’y a-t-il de plus frustrant que de voir un film s’éloigner scène après scène de son cœur dramaturgique et s’effondrer inexorablement ? JOKER : FOLIE À DEUX ne laisse aucun doute sur ses intentions : il débute sur un cartoon signé Sylvain Chomet (LES TRIPLETTES DE BELLEVILLE) intitulé « Mon Ombre et moi », dans lequel la vie d’Arthur Fleck est piratée par le Joker, son identité lentement cannibalisée par la présence écrasante de son double. Idée dramaturgique formidable qui, sur le papier, permettrait à Todd Phillips d’interroger, voire de déconstruire, ce qu’il avait bâti dans JOKER – comment une société libérale abandonne ses plus faibles et crée par-là ses monstres –, et offrir à son protagoniste une lutte interne potentiellement passionnante, en prise avec le monde qui l’entoure.
Car Arthur refuse d’être celui que les gens attendent. Tout au long des 2h15 de JOKER : FOLIE À DEUX, Phillips et son coscénariste Scott Silver disséminent les éléments en lien évident avec cette idée : sa relation avec Lee Quinzel (Lady GaGa, convaincante sans être à la hauteur de son aura, dans un personnage très ingrat), à la fois passionnelle puis conflictuelle, la jeune femme voyant en Joker le « vrai lui » ; l’avocate d’Arthur et les experts psychiatriques qui le considèrent malade, Joker en personnalité dissociée ; le divertissement et le spectacle, malsains, omniprésents jusque dans la diffusion à la télé de son procès, qui tordent le réel ; l’insistance de ses gardes à ce qu’il leur raconte une blague, tous les jours, etc. Ce n’est pourtant pas le film que Phillips finit par faire : tous ces éléments apparaissent au final inertes, visibles pour le spectateur alors libre de les remarquer, mais jamais écrits et articulés dans une dramaturgie rigoureuse.
JOKER : FOLIE À DEUX préfère très vite dévier, diluer le propos au point de le rendre nébuleux, puis se concentrer sur une vitrine moins intéressante : le film de procès. La comédie musicale étant assez ratée – les chansons sont ternes, arrangées sans allant, les paroles susurrés fébrilement par Phoenix et Gaga ; seulement deux numéros, plus fantasmagoriques, retiennent l’attention –, JOKER : FOLIE À DEUX se dévoile alors en procedural laborieux, succession d’interrogatoires et de contre-interrogatoires écrits sans génie, souvent ennuyeux et redondants. Là, dans ce marasme juridico-bavard, pis-aller laissant loisir à Phillips de fuir paresseusement son sujet, une scène bouleverse néanmoins : quand l’excellent Leigh Gill reprend son rôle de Gary, qui rappelle à Arthur l’homme qu’il était. Un court moment qui, lui, se rattache au propos sur Arthur et son ombre et mène instantanément JOKER : FOLIE À DEUX vers des sommets qu’il n’atteindra plus ensuite.
JOKER ne se défilait devant aucune de ses idées, aucun de ses fils narratifs, allant jusqu’à subvertir ce que le grand public attend d’un film adapté de comics et questionner ses élans empathiques. JOKER : FOLIE À DEUX, lui, avance sur des rails et laisse l’impression que Todd Phillips s’ennuie. Voire, qu’il ne voulait pas de ce film. Il devient Arthur lui-même, refusant d’être et de faire ce qu’on attend de lui. Là réside sans doute le rare point passionnant de cette FOLIE À DEUX, même si indirect et hautement interprétatif : le sentiment que Phillips sabote son propre film. Impression confirmée quand il donne à sa piteuse fin des airs de fan fiction, comme s’il l’empruntait à des théories d’internautes. Ultime élan de sabordage que Phillips n’assume même pas, laissant un point clé de la scène flou, en arrière-plan. Saboter JOKER : FOLIE À DEUX comme s’il convoquait l’esprit de G.G. Allin (punk rocker extrême à qui il avait consacré un documentaire, son premier film, HATED, en 1993) pourquoi pas. Mais même les gestes punk méritent d’être soignés.
Crédits photos : © 2024 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved / Photo Credit: Niko Tavernise / Scott Garfield™ & © DC Comics
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Réalisateur : Todd Phillips
Avec : Joaquin Phoenix, Lady GaGa, Brendan Gleeson, Harry Lawtey, Catherine Keener
Pays : États-Unis
Durée : 2h18