MIDNIGHT SPECIAL : entretien avec Jeff Nichols

17/06/2024 - Par Emmanuelle Spadacenta et Aurélien Allin
À l’occasion de la sortie de THE BIKERIDERS, retour sur l'interview que le cinéaste nous avait accordée en 2016 pour MIDNIGHT SPECIAL.

En quatre films, Jeff Nichols a démontré une finesse d’écriture et une force de mise en scène époustouflantes. Qu’il prenne la science-fiction par les sentiments ou qu’il transcende les émotions vers l’extraordinaire, il est l’héritier d’un certain cinéma des 80’s qu’il pare d’un écrin tragique. Autour de MIDNIGHT SPECIAL, film nourri de RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE, STARMAN (le plus spielbergien des Carpenter) et LA QUATRIÈME DIMENSION, rencontre avec Jeff Nichols, le prodige du cinéma américain.

Quand on vous a rencontré pour MUD, vous nous disiez ne pas vouloir faire du cinéma « auteuriste » mais des films que les gens voudraient voir. MIDNIGHT SPECIAL est la définition parfaite de vos ambitions de cinéaste, non ? Vous, vous voulez faire des ‘films-films’.
Jeff Nichols : C’est juste que mon inspiration pour MIDNIGHT SPECIAL vient directement d’autres films. Ce qui n’est pas forcément une bonne chose, d’ailleurs. MUD était clairement inspiré par la littérature, alors que MIDNIGHT SPECIAL a été motivé, à la base, par d’autres films. Pour MIDNIGHT SPECIAL, mais aussi pour MUD, TAKE SHELTER ou SHOTGUN STORIES, j’ai essayé de déconstruire ces influences, de les dévier le plus possible. Mais en fin de compte, MIDNIGHT SPECIAL n’est pas qu’un film de science-fiction. Il appartient aussi à un sous-genre qui est le cinéma de ‘course poursuite SF à teneur gouvernementale’. Ça peut être craignos… (Rires.)

C’est une niche…
C’est la niche d’une niche ! Ça peut même être un peu idiot. Et certaines personnes le considèreront peut-être comme tel. Ce que je peux faire en revanche, c’est l’ancrer dans un univers le plus détaillé possible – pas forcément en termes de costumes, de bagnoles, de déco, ou d’effets spéciaux, mais plutôt dans la relation personnelle que j’entretiens avec le film. Ça a toujours été la réponse à tout, dans mes films. Il faut y sentir une vraie émotion, intense et personnelle. Et si je devais prendre la défense du film – pourtant, je suis plutôt dans l’auto-flagellation –, je dirais que c’est la plus intense et la plus personnelle des émotions que j’ai ressentie en faisant un film. Je me suis souvenu de la douleur des peines de cœur adolescentes dans MUD, ou de la peur que j’avais de devenir père dans TAKE SHELTER ou encore de comment il serait terrible si quelque chose arrivait à l’un de mes frères dans SHOTGUN STORIES, mais avec MIDNIGHT SPECIAL, l’idée que quelque chose arrive à mon fils, que je ne sache pas l’aider, mais aussi le défi de comprendre totalement qui il est pour l’aider à devenir lui-même… c’est le sentiment le plus intense que j’ai jamais ressenti de tous mes films. Et ce qui est vraiment bizarre, c’est que je ne pense pas avoir réussi à totalement cerner le sujet. J’avais une compréhension totale de MUD dans ce qu’il disait de l’amour adolescent – peut-être parce que l’adolescence remonte à loin et que ce sont des enjeux que j’ai étudiés, compris, qui m’ont fait mûrir et que j’avais pris dix ans pour écrire le film… Aujourd’hui, je n’ai pas encore ce recul [avec MIDNIGHT SPECIAL]. Quand je me réveille ou que je vais me coucher, si je laisse mon esprit penser à ça, je suis terrifié par toutes ces choses qui pourraient arriver à mon fils. C’est paralysant. Mais mon boulot de père, c’est de ne pas être paralysé, et d’avancer. Toutes ces choses sont donc dans MIDNIGHT SPECIAL même si, en vrai, tout n’est pas si clair. Mais c’est un film honnête, en tout cas.

MIDNIGHT SPECIAL est un exorcisme pour vous, en tant que père. À l’écran, il est la somme d’influences, parfois évidentes, de cinéma.
Jusqu’au poster…

Et au titre, référence directe au film LA QUATRIÈME DIMENSION qui débutait par la chanson ‘Midnight Special’…
Le titre, c’est ma faute mais le poster, non ! (Rires.)

Le film est-il aussi l’exorcisme de ces influences ?
Je ne sais pas, j’ai trouvé ça amusant. Le titre est marrant. L’idée de faire un film dans ce genre-là m’a paru amusante. Et ce n’est pas grave ! On a parlé de la portée personnelle du projet, mais il y avait aussi des trucs techniques que je voulais exorciser. C’est juste un autre… exercice. Avec MUD, je voulais travailler les mouvements de caméra, les maîtriser dans leur fluidité. SHOTGUN STORIES était statique et tranquille ; dans TAKE SHELTER, il y avait ces mouvements de caméra très lents en avant ; et MUD, je l’ai voulu comme un ballet de steadycam. Au final, j’ai rempli un ‘sac entier’ de techniques à utiliser. Mais il y avait deux choses que j’étais très excité d’essayer ou de parfaire dans MIDNIGHT SPECIAL. La première, c’était le changement de point de vue. MUD était collé au point de vue d’Ellis (Tye Sheridan, ndlr) : ça m’avait grandement aidé à diriger le film puisqu’à chaque fois que je cherchais où mettre la caméra, j’avais juste à savoir où était le garçon – il n’y avait qu’une poignée de scènes où ce n’était pas le cas. Ici, il s’agit d’un film de poursuite, il y a donc par définition de l’action transversale, il y a des trucs qui se passent là, et d’autres là-bas… C’était rigolo, l’action a été très plaisante en termes de processus narratif car j’avais la liberté d’aller et venir entre plusieurs choses. Et si on parle de réalisation pure, prenez une scène dans la voiture : il y a le personnage de Joel Edgerton, le personnage de Michael Shannon, le petit Alton, et le personnage de Kirsten Dunst. À différents moments de la scène, le point de vue change entre eux tous et si Kirsten regarde le petit garçon, la caméra doit être à sa place, si Joel ou Michael le regardent, on place la caméra à leur place. Heureusement, et parce que nous avions suffisamment de jours de tournage, j’ai pu couvrir tous les points de vue nécessaires pour la scène. Ils s’enchaînent. Et ça, c’est cool à faire. Je savais le faire, mais je n’avais jamais eu les moyens ou le temps de passer à l’acte. L’autre gros challenge, c’était la lumière. Si MUD était un film de mouvements, alors MIDNIGHT SPECIAL serait un film de lumières. Je savais qu’on voulait filmer en pellicule, mais la pellicule est optimale pendant la journée. C’est ce qui fait que la pellicule est la pellicule : c’est qu’il s’agit d’une réaction chimique quand la lumière la frappe. Or de nuit, il faut amener sa propre lumière. Et soudain, ce qui était organique, beau et naturel, devient complètement fake. Comment fait-on pour que ça ne fasse pas faux ? C’est une discussion technique entre mon chef opérateur, mon chef électro et moi. Comment la lumière artificielle que nous apportons aura-t-elle l’air réel ? Et bien sûr, comment la lumière surnaturelle ressemblera-t-elle à ce que nous voulons ? Nous avions des références très précises : STARMAN, RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE et notamment la scène des extraterrestres où on voit Richard Dreyfus près des rails, dans son truck baigné de lumière. C’est vraiment une scène géniale si on parle de lumière sur pellicule.

« Si MUD était un film de mouvements, alors MIDNIGHT SPECIAL est un film de lumière. »

Est-ce qu’on peut prendre le film comme une métaphore de votre quête de singularité, guidée par vos films ? MIDNIGHT SPECIAL pourrait être un tournant dans votre carrière…
C’est clairement le film qui m’a fait le plus peur en tant que metteur en scène. Parce que c’est maintenant que je commence à davantage montrer mes cartes. Je pense que, bizarrement, c’est plus confortable pour un storyteller comme moi de vivre dans l’espace indépendant et de dire : ‘Je ne fais pas le film pour tout le monde, je ne vais pas essayer de toucher tout le monde et si c’est un peu bizarre ou un peu obscur, au moins je saurai que c’est cool, malin et intelligent.’ Mon rêve, c’est de faire un film qui est un peu plus gros, mais qui reste malin et intelligent. Il faut s’essayer à de nouvelles choses, il faut s’ouvrir au changement. Par exemple, le personnage d’Adam Driver : j’étais terrifié par ce personnage. Je n’y connais rien au FBI ou à la NSA. J’ai lu quelques bouquins mais j’ai écrit et terminé le scénario avant les révélations d’Edward Snowden. Ce que je savais, je l’avais appris dans d’autres films – ce qui est terrible ! Je me demandais comment rendre ce personnage réaliste. Je suis passé par un processus typique : disons que le gouvernement, c’est ce truc géant, cette énorme machine bureaucratique. Mais au lieu de filmer la salle des généraux où on décide de ce que feront les drones ou je ne sais quoi, suivons une personne ‘du bas’ qui n’a pas une vue générale de ce qui se passe. Les gens lui disent tout le temps quoi faire et il tente de digérer ces informations. Peut-être qu’on s’en sortira comme ça. Et peut-être qu’au lieu de le décrire comme un mec hyper calé technologiquement, il pourrait être un peu perdu dans ce monde analogique et il a un vieil enregistreur à bandes et il écrit tout sur un bloc-notes. Quand Adam s’est impliqué, il m’a vraiment aidé à ‘incarner’ tout ça. Tout n’était pas écrit dans le script, mais lui, il a compris son personnage et l’a rendu meilleur. Mais au final, il reste un membre officiel du gouvernement, dans un film de ‘course poursuite SF à teneur gouvernementale’ et c’est clairement en dehors de ma zone de confort. Michael Shannon qui tient son fils dans ses bras en lui disant ce qu’il ressent, ça, je maîtrise.

Joel Edgerton nous a parlé de la manière dont vous castiez les gens pour qu’ils correspondent à l’image du film que vous avez en tête. Ce sont les acteurs qui doivent s’adapter à vous.
C’est injuste pour les comédiens. (Rires.)

Dites-nous quand commence, chez vous, la vraie collaboration.
Elle commence le jour où ils lisent le scénario et disent oui au rôle. (Il réfléchit) Et ça devient de plus en plus tordu – et il a fallu que j’en parle avec Kirsten : j’en suis arrivé à un point où j’ai fait assez de films que les gens ont vus et bien aimés pour que, ça arrive, quelqu’un ait juste envie d’être ‘dans un film de Jeff Nichols’. Et ça, c’est terrible. Je ne veux pas de ça. Je veux que les gens aient envie de faire le film que je propose, le scénario que je leur fais lire. ‘Tu aimes ça ? Tu comprends ce personnage ?’ Ce que j’essaie de faire, c’est de donner une vie à ces personnages, de les laisser respirer, de leur offrir un sous-texte et pas juste d’en faire des pions dans un grand plan narratif. Et quand je donne un script à un acteur, c’est là qu’on parle. Et c’est là où j’écoute. Même si je ne suis pas très doué pour fermer mon clapet, j’essaie de me taire et d’entendre s’ils projettent ce que je projette. Parfois, ils voient encore plus loin que moi, et ils ont raison, et ils sont pile dans les caractéristiques du personnage – c’est ce qu’a fait Adam Driver par exemple et c’est ce que Joel a fait également. Et c’est là qu’ils poussent votre idée du personnage encore plus loin. C’est ce que font les grands acteurs. Donc la collaboration, elle commence quand ils sont capables de se projeter dans le personnage qu’il y a sur la page. S’il y a quelque chose que fait le personnage dans le script qui n’est pas cohérent pour l’acteur, alors c’est un problème. C’est un problème dans l’écriture ou dans la compréhension de l’acteur. Peu importe : il faut que ça se résolve, car moi, j’ai planifié la trajectoire du personnage et si cette partie ne fonctionne pas, tout peut s’effondrer. Donc ayons cette conversation tôt. Si je vérifie mon boulot, que cette scène tient debout et que tu ne la comprends pas, alors la relation ne fonctionnera pas. Heureusement, j’arrive à trouver des acteurs qui sont vraiment intelligents, super talentueux et qui, la plupart du temps, sont comme Michael Shannon et ils font (il grommelle) : ‘Han han, ok’. (Rires.)

MIDNIGHT SPECIAL est un film qui surgit. Il est nourri de tout ce qu’on ne voit pas et qui se déroule avant, pendant et après. Dans ce cas-là, vos acteurs en savent-ils plus que nous ?
Oui.

Joel Edgerton nous a dit qu’il n’aimait pas trop les backstories. Qu’il préférait que l’action définisse les personnages. Pourtant, on imagine facilement un prequel à la STAND BY ME qui raconterait l’amitié entre Lucas et Troy. Ce que vous parvenez à suggérer est assez incroyable.
Vous ne trouvez pas que c’est génial ça, dans les films ? En tant que spectateur, on est entraînés à créer des connexions instantanément. Dès qu’un personnage débarque à l’écran, vous vous dites : ‘Good guy ? Bad guy ? Est-ce qu’il couche avec l’autre ?’. Si vous le construisez en amont, ce sera palpable à l’écran. Pour faire lire le script à Joel, je suis allé le rejoindre au Nouveau Mexique où il tournait. On a parlé de quelques trucs sur le personnage. Il y a cette phrase qu’il dit au personnage de Kirsten : ‘Good people die everyday, believing in things’ (traduit par ‘Croire n’empêche pas de mourir’ ou ‘Tous les jours, des gens biens meurent alors qu’ils croyaient’, ndlr). L’essence de Lucas est là. C’est un state trooper : un jour, peut-être, est-il arrivé sur le lieu d’un accident. C’était probablement un mini-van avec une famille dedans. Les gosses sont morts. C’était affreux. Il n’y a aucune raison pour que ce soit arrivé, aucun but… Un pneu a éclaté et le véhicule a fait un tonneau. Lucas a vu qu’il n’y a pas de justice dans la manière dont l’univers opère. Et juste parce que nous croyons que ce garçon, Alton, est voué à faire quelque chose d’exceptionnel, ça ne fait rien. Il peut mourir comme ça (il claque des doigts, ndlr). Parce que Lucas a vu que ça arrivait. L’un des rares monologues du film d’ailleurs, c’est au moment où Lucas explique à Sarah (Kirsten Dunst, ndlr) comment lui et Troy se connaissent – j’estimais qu’elle poserait forcément la question et qu’elle avait besoin d’entendre la réponse, tout comme le spectateur, qui est plus que prêt à entendre une explication. Le plus important, c’est la relation entre Troy et Sarah ; il y a cette scène superbe qui n’est pas dans le film où le personnage de Sam Shepard arrive dans la maison du Ranch où Troy et Sarah habitent avec Alton. Il leur dit qu’il a parlé à Dieu pendant la nuit et qu’Alton est désormais son fils et qu’il va venir habiter avec lui. Ce qui se joue là est le début de tout, et notamment du fait que Sarah soit rejetée du Ranch. Ce n’est absolument pas dans le film. Ce qui est primordial, c’est la manière dont Sarah et Troy se revoient la première fois. Il lui demande comment elle va, vous réalisez alors qu’elle a beaucoup souffert de la perte de son fils. Vous sentez que Troy et Sarah veulent se serrer dans les bras et se reconnecter l’un à l’autre ! Et il y a quelques pièces du puzzle de leur histoire qui empêchent que cela se produise. Et c’est ça que je considère comme du storytelling intéressant.

« [Dans] MIDNIGHT SPECIAL, [il y a la peur] que quelque chose arrive à mon fils, que je ne sache pas l’aider, mais aussi le défi de comprendre totalement qui il est pour l’aider à devenir lui-même. »

MIDNIGHT SPECIAL parle notamment de foi. Pensez-vous que vous devez être encore plus extrême dans la manière dont vous demandez aux gens de croire au film ? Dans la ‘suspension d’incrédulité’ ?
Il y a plusieurs manières de répondre à ça. On pourrait parler de structure narrative, de la manière dont on crée le suspense ou le mystère, de quand il faut le résoudre, quand on peut l’expliquer ou quand il ne faut pas l’expliquer. L’idée de croire est centrale au film car il y a la vraie croyance et la fausse croyance. Le Ranch a une fausse foi, représentative de ce que sont souvent les religions organisées : ils disent qu’ils croient en ce garçon et en ce qu’il est capable de faire mais en vérité, il s’agit d’eux et de ce qu’ils peuvent tirer d’Alton. Ça n’a rien à voir avec Alton lui-même. À l’époque, dans ma vie, j’essayais de comprendre ce que cela voulait dire d’être parent. Vous ne pouvez pas contrôler vos enfants, ni ce qui va leur arriver, ou si quelqu’un ou quelque chose va leur faire du mal, si l’univers va vous les enlever. Mais vous ne pouvez pas non plus contrôler qui ils vont devenir. J’ai fini par me rendre compte que vous devez CROIRE que votre enfant est capable de devenir quelqu’un, vous devez essayer de trouver ou de définir qui, et vous devez l’aider. Mon fils a 5 ans maintenant et je veux savoir qui il est. Mais je ne veux pas le forcer, je ne veux pas en ‘faire quelque chose’, je veux juste l’aider à devenir ce qu’il a besoin d’être. Et c’est de ça dont parle le film. Et pour moi, c’est ça la vraie croyance. C’est ce que dit Troy à un moment : ‘La seule chose en qui j’ai jamais cru, c’est Alton’. Et ça vient d’un type qui, avant que son fils naisse, était intégré au Ranch, à la recherche d’un système de croyance qui donnerait un sens à sa vie. Ensuite, il a eu un fils, et ce fils lui a apporté tout ce dont il avait besoin. La première question que m’a posée Michael Shannon quand il a lu le script, c’est ‘pourquoi ?’. ‘Pourquoi est-ce que Troy essaie d’aller à cet endroit ?’. Je lui ai dit qu’il n’avait pas la réponse. Troy a foi dans le fait que son fils doive y parvenir et que cela va jouer un rôle primordial dans son accomplissement. C’est ça, la foi. La vraie croyance.

Pour la musique, votre compositeur David Wingo nous a dit que d’un côté, vous le dirigiez, et que de l’autre côté, vous dirigiez votre frère Ben Nichols, qui opère aux chansons, de telle sorte qu’ils s’influencent l’un l’autre sans se parler. Vous sentez-vous comme un marionnettiste, parfois ?
Seulement quand les choses commencent à déconner. Ce n’est jamais ce que vous voulez devenir, un marionnettiste. Ce n’est pas le but. Le truc génial avec Wingo, c’est qu’on peut parler d’instruments spécifiques, de sons électroniques, de cordes jouées à l’envers, de flûtes, de cloches… Je ne suis pas musicien mais je suis capable d’avoir ces conversations. Mais les meilleures conversations, c’est quand on ne parle pas de ça. C’est quand je lui dis : ‘Je veux qu’on soit inquiet dans cette scène, je veux être angoissé par le soleil qui se lève, puis triste. Mais aussi inspiré’. Bien des gens diraient : ‘Mais qu’est-ce qu’il raconte ?’ Wingo non, lui, il dit ‘ok, ok’. Il part et il ne revient jamais les mains vides. Ce n’est pas toujours parfait, je peux lui demander d’enlever un cuivre ici ou là. Mais ce n’est pas ça, être un marionnettiste. Ça, c’est partager, comprendre, et être très clair sur les intentions du film. Et d’ailleurs, c’est pareil pour les acteurs. Si vous jouez au marionnettiste, tout le monde va se mettre en pétard et ce n’est pas productif.

Vous êtes un cinéaste qui produit une imagerie très forte et des plans marquants. Avez-vous ces images précises en tête dès l’écriture ou viennent-elles au tournage ?
Généralement, elles sont là dès l’écriture. Par exemple, le plan des bus scolaires qui descendent la route vallonnée – l’un des plus beaux plans du film selon moi : je savais à quoi il devait ressembler. Je ne connaissais pas la colline où on tournerait au Nouveau Mexique, je ne savais pas combien de temps le plan devait durer, mais je voyais très bien ces bus former une crête sur la colline. Est-ce que ce plan existerait sans ce lieu de tournage ? Non. Mais est-ce qu’on savait qu’on cherchait ce genre de colline magnifique et qu’on filmerait à la tombée de la nuit ? Oui. Je savais aussi que je voulais voir Michael porter son fils dans un champ de blé alors que le soleil allait se lever. Ça nous a pris une éternité cependant parce que le problème, quand on filme un lever de soleil, c’est qu’on ne sait pas exactement où il va apparaître. On croit que c’est facile mais inévitablement, vu qu’on tournait en hiver, les nuages étaient bas, et ils ne se dissipaient pas avant bien plus tard dans la journée. C’était donc hyper dur de capturer le lever de soleil. L’un des plans principaux où l’on voit le soleil apparaître est en fait un coucher de soleil qu’on a passé à l’envers. Comme ça, vous connaissez la trajectoire du soleil. Il n’y a pas un nuage. Tout ça pour dire que ces plans-là sont dans ma tête, mais il faut quand même les affiner in situ.

On a déjà parlé, pour MUD, de l’héritage de Spielberg dans votre cinéma. Mais il y a chez vous un renversement du schéma spielbergien car vous êtes plus optimiste quant à la figure paternelle. Vous pensez-vous plus ‘sentimental’ que lui ?
Je ne sais pas. Une des choses que Spielberg fait vraiment bien et que je ne maîtrise pas du tout, c’est l’émerveillement. La magie aussi. Vous savez, j’ai David Wingo et il a John Williams. J’adore David Wingo, il me va comme un gant. Et John Williams va parfaitement à Spielberg. Pour moi, c’est une bonne manière de résumer la différence entre nos deux cinémas. Chez lui, il y a un ludisme qui aide probablement à ce que ses films aient un bien plus grand succès que les miens. Il y a différentes choses que j’ai tirées de lui : d’abord, thématiquement, le sens du mystère qui mène à une certaine sidération. J’aime cette idée et il est tellement bon là-dedans. Et puis il y a toutes ces choses techniques : quand vous regardez comment il bouge la caméra dans RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE, c’est sublime. C’est une chose de faire un plan séquence qui couvre toute la scène – ‘ok, j’ai vu que t’étais réalisateur, mec’ – mais c’est encore mieux de couvrir la scène comme il le fait, d’accompagner un acteur d’un bout à l’autre d’une pièce. Il y a toujours ces grands plans en mouvement chez lui, ces master shot super fluides. Ça, ce sont des plans qui m’excitent vraiment.

Photos : © Copyright 2016 Warner Bros Entertainment Inc. and Ratpac-Dune Entertainment LLC

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Sortie : 16.03.16
Réalisateur : Jeff Nichols
Avec : Jaeden Martell, Michael Shannon, Joel Edgerton, Kirsten Dunst, Sam Shepard
Pays : États-Unis
Durée : 1h51
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