THE FABELMANS : entretien avec Steven Spielberg

01/06/2024 - Par Aurélien Allin
À l’occasion de l’arrivée sur Netflix de THE FABELMANS, nous partageons l’entretien que Steven Spielberg nous avait accordé lors de la sortie en salles du film.

Depuis cinquante ans, Steven Spielberg n’a cessé de se raconter. À travers un requin tueur, des rencontres du troisième type, un extra-terrestre perdu sur Terre, un robot en quête d’amour ou un ado arnaqueur. Il franchit une étape avec THE FABELMANS, récit semi-autobiographique qui dévoile ses joies et peines de jeunesse, mais aussi ses débuts de réalisateur. Ou comment se souvenir pour surmonter le deuil. Dans un entretien exclusif, il évoque cet énième coup de maître – pour nous, un coup de cœur.

Le 10 janvier 1952, un garçon de 5 ans du nom de Steven Spielberg se rend pour la première fois au cinéma, accompagné de ses parents Leah et Arnold, et découvre SOUS LE PLUS GRAND CHAPITEAU DU MONDE de Cecil B. DeMille. Cet instant, étincelle qui le conduira à devenir le plus grand cinéaste de son époque, est aussi le point de départ de son 34e long-métrage, THE FABELMANS. Mais ici pas de Steven, Leah ou Arnold. Ni même de Spielberg. Les personnages se nomment Sammy, Mitzi et Burt Fabelman. Le gamin a des « angoisses », sa maman est pianiste et fantasque, son papa est ingénieur en informatique et pragmatique. Tout comme James Gray dans ARMAGEDDON TIME, Steven Spielberg modifie ainsi les noms de sa propre histoire. Pas pour instituer une distance qui le protègerait – le film, très chaleureux, est un de ses plus intimistes et révélateurs –, mais parce qu’il sait que toute structure dramaturgique, même celle constituée de souvenirs personnels, reste une re-création ordonnée, simplifiée, accélérée et donc mensongère, du réel.

THE FABELMANS lève pourtant bien le voile sur la jeunesse du cinéaste et l’histoire de sa famille. Il y raconte ce que les biographies ont tenté de décoder depuis des décennies : ce qui, dans la vie de l’homme, a motivé et inspiré l’œuvre de l’artiste. Son enfance, son adolescence, son statut d’outsider puis de souffre-douleur à l’école, le divorce de ses parents, comment le cinéma lui a permis de tout raconter et de tout exorciser de sa vie – y compris son rapport complexe à sa judéité. Il y a plus de vingt ans déjà, traînait dans ses tiroirs un script inspiré de son enfance, moins directement autobiographique et plus métaphorique, écrit par sa sœur Anne, I’LL BE HOME. Mais au-delà, Steven Spielberg s’est toujours livré dans ses films et, depuis cinquante ans, n’a eu de cesse d’essayer de donner du sens au monde, et d’explorer ses douleurs. La séparation de Leah et Arnold, véritable séisme personnel, a souvent nourri un regard affûté sur les rapports filiaux, parfois tendre (LES DENTS DE LA MER, où un fils mime les gestes de son père), d’autres fois ambigu (Roy Neary qui, dans RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE, abandonne sa famille pour s’accomplir), entre les deux (Peter Banning, businessman cynique qui ignore ses enfants dans HOOK, avant de redevenir Peter Pan) ou plus cocasse (les relations conflictuelles puis résilientes d’Indiana Jones avec son père dans LA DERNIÈRE CROISADE). Face à ce trauma, Spielberg a aussi souvent érigé des personnages d’enfants actifs, animés d’un insatiable appétit de contrôle de leur destinée – Sammy Fabelman l’est, tout comme Elliott (E.T.), Jim (EMPIRE DU SOLEIL), David (A.I.), Albert (CHEVAL DE GUERRE), Sophie (LE BGG) ou Wade (READY PLAYER ONE) avant lui. Des gamins aux personnalités affirmées, avec des principes à défendre, qui apprennent que rien ne dure, que tout meurt un jour, mais que ça ne doit jamais empêcher l’amour ou l’envie de se battre pour lui. Cet autoportrait, Steven Spielberg l’avait en grande partie dressé dans ARRÊTE-MOI SI TU PEUX qui, aujourd’hui, apparaît comme le double ou le compagnon parfait de THE FABELMANS – les arnaques menées par Frank Abagnale comme autant de films aux histoires un peu folles.

Pourtant, THE FABELMANS ne répète rien. Car, pour la première fois, Steven Spielberg n’use d’aucun simulacre pour se cacher. Pas de requin tueur, d’extra-terrestre ou de guerre des mondes. Sa vie est là, sur l’écran : ce cocon familial qui s’est désagrégé au fil du temps ; le travail chronophage du père, la fantaisie et la dépression de la mère ; le quotidien dans le New Jersey, en Arizona puis en Californie ; ses films 8mm, inventifs et cathartiques ; les secrets et les non-dits ; les mots d’amour, les regrets et le pardon. Et ses films d’adulte, aussi, déjà : en un mouvement bouleversant de décodage de son inconscient, Spielberg révèle des souvenirs d’enfance qui, tous, ont ensuite infiltré son cinéma. Une tornade rappelle LA GUERRE DES MONDES. Des scouts dans le désert renvoient à LA DERNIÈRE CROISADE. Des garçons discutent des filles comme pourraient le faire les Jets dans WEST SIDE STORY. Ses trois sœurs crient comme Gertie. La violence de son film de guerre 8mm ESCAPE TO NOWHERE préfigure SOLDAT RYAN. Et l’on se réfugie dans un placard pour partager un secret, comme dans E.T. De ce tourbillon d’instants à l’esthétique familière, Steven Spielberg fait autant une chronique intime et pourtant universelle, qu’une étude théorique et pourtant organique du pouvoir de l’image. L’image qui révèle des vérités cachées, crée l’éternité, nous donne contrôle sur les choses ou se fait miroir, thérapeutique ou douloureux, de nos sentiments les plus enfouis. Très dense sur le sujet, THE FABELMANS se permet même de réinventer le plan signature du cinéaste : ici, ce n’est pas la caméra qui avance vers le visage émerveillé de Sammy quand il découvre SOUS LE PLUS GRAND CHAPITEAU DU MONDE. Mais bien le garçon qui se penche, comme aimanté, vers l’écran.

Un mouvement vers le spectateur que Steven Spielberg effectue lui-même avec THE FABELMANS. Parce qu’il est le plus grand cinéaste au monde, parce qu’il a lui-même façonné les cinéphiles – les personnes ? – que nous sommes, on aurait pu parler de tout ça pendant des heures ou des jours avec lui. Un soir de novembre 2022, par visio, on l’aura au moins fait pendant 30 minutes. Avec passion et émotion, des deux côtés de l’écran.

Votre film précédent, WEST SIDE STORY, était un de vos vieux rêves, nourri par des souvenirs d’enfance – vous aviez découvert le disque du spectacle original à l’âge de 10 ans. Avoir accompli ce rêve vous a-t-il préparé à revenir à votre propre enfance dans THE FABELMANS ?
Steven Spielberg : Pas vraiment car j’ai commencé à parler de THE FABELMANS à Tony Kushner (son coscénariste, ndlr) avant de faire WEST SIDE STORY. THE FABELMANS est basé sur mes années formatrices d’enfance et il est très autobiographique, très fidèle à mes souvenirs. (Sourire.) Mais aussi très fidèle aux souvenirs de mes trois sœurs. Je les ai constamment consultées. Je leur faisais parvenir les différentes versions du script pour qu’elles les lisent car je voulais m’assurer qu’on se souvenait des mêmes choses.

Tony Kushner est un choix de scénariste intéressant car jusqu’à présent, il avait écrit certains de vos films les plus politiques, MUNICH, LINCOLN et WEST SIDE STORY – même si ces films s’intéressaient aussi à l’intime et restaient dirigés par leurs personnages…
Vous avez absolument raison. J’ai choisi Tony parce que [sa pièce] ‘Angels in America’, à l’exception du personnage de Roy Cohn qui était très politique, était sans doute l’une des pièces de théâtre les plus humanistes que j’ai jamais vues, aussi bien dans le drame que la comédie. Je savais que quiconque capable de creuser ainsi un tel sujet, capable d’être aussi personnel, serait le collaborateur parfait. C’est l’un des meilleurs auteurs au monde. Et il est aussi devenu l’un de mes meilleurs amis. On a commencé à partager nos histoires personnelles dès notre collaboration sur MUNICH… Tony n’a cessé depuis de me pousser à raconter l’histoire de ma famille. Il a été l’impulsion de THE FABELMANS.

Tous vos films sont très personnels et nombre d’entre eux ont exploré votre enfance, votre relation avec votre famille, votre point de vue sur la paternité ou la filiation… À quel point était-ce différent d’explorer ces thèmes de manière plus frontale dans THE FABELMANS ?
C’était très difficile. Lorsque j’insuffle un petit bout de moi dans un de mes films, ça reste en général la métaphore d’une expérience que j’ai eue en grandissant. Je ne veux pas attirer l’attention sur moi alors je me sens en sécurité lorsque je partage ma vie de la sorte dans un de mes films – surtout qu’ils sont souvent écrits par d’autres. C’est presque un pare-feu, ça permet à ma vie de rester privée. Personne ne sait vraiment que ça vient d’un pan sombre ou triste de mon passé. Alors que lorsque j’ai décidé de raconter ce que raconte THE FABELMANS, c’était la première fois que je rendais les choses publiques en quelque sorte, et que je parvenais à embrasser l’idée d’un récit semi-autobiographique. J’ai toujours admiré Truffaut d’avoir fait LES 400 COUPS, Louis Malle AU REVOIR LES ENFANTS, Fellini AMARCORD, Kurosawa RÊVES ou plus récemment Alfonso Cuarón ROMA. Certains de mes amis [cinéastes] se sont engagés sur ce chemin extrêmement personnel, constitué à la fois de douleur et d’épiphanie. Je ne l’avais jamais fait et je n’en avais absolument pas l’intention. Mais je crois que lorsque j’ai perdu ma mère avant de faire WEST SIDE STORY – mon père avait alors 101 ans –, j’ai commencé à prendre cette idée [de film semi- autobiographique] au sérieux. Puis quand j’ai perdu mon père – il avait 103 ans –, Tony et moi étions déjà à l’écriture de THE FABELMANS mais je n’avais pas encore décidé si j’en ferais vraiment un film ou pas. Lorsque je suis devenu orphelin avec la mort de mon père, j’ai ressenti cette fissure incroyable dans ma vie. Je crois que c’est ce qu’on ressent tous quand on perd ses deux parents. Tout à coup, j’avais besoin de faire ce film.

Vous prononcez le mot ‘orphelin’ et c’est vrai que c’est ce qu’on ressent très fortement quand on perd ses deux parents, même si on est adultes, même si on a notre propre vie. Cette émotion-là est palpable presque dans chaque image de THE FABELMANS. Est-ce que faire ce film, c’était presque un moyen d’être un fils à nouveau ?
C’est magnifiquement dit et je suis absolument d’accord avec ce que vous avez dit. Faire THE FABELMANS a un peu fait revenir ma mère et mon père, oui. Pas de manière permanente, mais de manière éphémère, pour la courte durée durant laquelle j’ai écrit, puis tourné et enfin monté le film. Quand j’allais sur le plateau tous les jours, j’entrais dans une réplique exacte de ma maison d’enfance, un décor où chaque pièce était identique à mes souvenirs et où chaque accessoire était à sa bonne place. Puis je voyais Michelle Williams ressembler à ma mère, habillée comme elle, sentir comme elle – mes sœurs lui avaient donné le parfum que ma mère avait porté toute sa vie… En quelque sorte, j’ai pu exister et évoluer dans la fragrance de ma mère, tout en dirigeant cette formidable actrice qu’est Michelle. Paul Dano lui aussi ressemble tellement à mon père… surtout qu’il a trouvé son personnage en visionnant nos films de famille – je les ai fournis aux acteurs pour qu’ils les étudient et les digèrent. Alors que je n’avais plus ma mère ni mon père pour la première fois de ma vie, je me suis senti très réconforté et très accompagné. Très accompagné. Durant toute l’expérience de confection de ce film.

Récemment, Dee Wallace a raconté que sur le tournage d’E.T., vous aviez engagé deux hommes pour toujours faire bouger E.T. en la présence de Drew Barrymore parce qu’elle croyait qu’il était réel et vivant… Sur THE FABELMANS, vous avez eu la sensation que vous étiez celui qui avait besoin d’être protégé ?
Je ne sais pas car j’ai quand même cette image de la manière dont un réalisateur doit se comporter. Au début du tournage, j’ai fait un discours à toute l’équipe. Je leur ai dit que j’avais expurgé toutes mes émotions en écrivant le script avec Tony, que j’avais pleuré ma dernière larme en convoquant tous ces souvenirs pour les agencer dans une structure dramaturgique, et que j’avais désormais besoin de créer un peu de distance pour pouvoir faire le film avec objectivité. J’ai promis à tout le monde qu’ils ne devaient pas s’inquiéter pour moi. J’ai dit aux acteurs : ‘Je sais que vous jouez des personnages. Des personnages forcément très proches de ceux que j’ai connus étant enfant. Mais ne vous inquiétez pas, je vais être un réalisateur et je ne vais pas m’engager émotionnellement.’ Une heure plus tard, Michelle Williams et Paul Dano sont sortis de la loge habillage, en costume complet, pour tourner leur premier plan. Ils se sont avancés vers moi et j’ai vu ma mère et mon père. J’ai craqué en une seconde. Complètement. Puis Michelle et Paul m’ont pris dans leurs bras et j’ai réalisé à ce moment que ce ne serait pas facile de raconter cette histoire…

« Lorsque j’ai perdu ma mère, j’ai commencé à prendre cette idée [de film semi-autobiographique] au sérieux. »

Pensez-vous que vous n’aviez pas été aussi vulnérable depuis LA LISTE DE SCHINDLER ?
Certainement, oui. LA LISTE DE SCHINDLER m’avait profondément ébranlé. Certains moments du tournage de THE FABELMANS m’ont également profondément ébranlé mais dans le même temps, beaucoup d’autres moments ont été une célébration de la vie. Une célébration de la mémoire. Des moments qui m’ont rendu heureux, qui m’ont fait rire, qui nous ont fait rire tous ensemble. Il y a eu autant de rires que de larmes.

D’ailleurs, THE FABELMANS est votre film le plus ouvertement comique depuis LE TERMINAL, voire 1941…
Oui, car la vie est comme ça ! Si on remonte à Thespis (l’inventeur de la tragédie grecque et premier acteur, ndlr), le symbole des comédiens est un double masque, l’un qui rit et l’autre qui pleure. La vie, c’est ce paradoxe.

James Gray dit que même si c’était étrange et émouvant de travailler dans un décor qui reproduisait sa maison d’enfance sur ARMAGEDDON TIME, ça n’a jamais altéré son approche de la mise en scène. Avez-vous eu la même expérience ?
Oui. Une fois que j’ai commencé à tourner le film, la familiarité et l’intimité des décors sur lesquels je travaillais ne m’ont ni aidé, ni gêné, à vrai dire. J’ai juste fait ce que je fais de manière intuitive sur un plateau de cinéma : je sais où placer la caméra, je sais comment raconter l’histoire que je veux raconter, je sais où je souhaite que les acteurs se tiennent. C’était vraiment comme d’habitude.

Quel était votre désir esthétique principal sur THE FABELMANS ?
Je souhaitais que le film irradie de couleurs vives, qu’il soit aussi coloré que la vie l’était en Arizona dans mon souvenir. L’Arizona baigne dans la lumière du soleil alors il y a comme un apport constant de couleurs. Même dans le désert, d’ailleurs, ça reste très coloré. Avec Janusz Kaminski, mon chef opérateur, on s’est assis un jour pour discuter de la palette de THE FABELMANS et on a regardé les très nombreuses photos que j’avais prises enfant, mais aussi celles qu’avaient prises mon père et ma mère. C’étaient des vieilles pellicules [Kodak] Ektachrome et elles étaient donc baignées dans ces couleurs saturées. Alors, à l’exception des moments les plus sombres et tristes, Janusz et moi avons décidé de saturer la plupart des couleurs. Le but était que le film donne la sensation d’être un organisme vivant.

Le début – quand Sammy a six ans – a presque les atours d’un film en Technicolor des années 50…
Oui, exactement ! Janusz a essayé de faire de cette partie, qui se déroule dans le New Jersey, la plus colorée du film.

« Au début du tournage, j’ai fait un discours à toute l’équipe. J’ai promis à tout le monde qu’ils ne devaient pas s’inquiéter pour moi. »

Dans THE FABELMANS, il y a quelque chose de très méta pour une ou deux générations de spectateurs. C’est fort de vous voir enfant découvrir le cinéma alors que la plupart d’entre nous a découvert le cinéma avec un de vos films. Voir Sammy sur l’écran, c’est un peu se voir soi-même. Mais en dépit de ça, THE FABELMANS n’est jamais une autocélébration de votre part. Au contraire, il se crée une conversation très chaleureuse entre le film et le public. Comment avez-vous trouvé cet équilibre ?
Je ne l’ai pas trouvé je crois, j’ai juste raconté l’histoire de la manière qui m’apparaissait la plus naturelle à mes yeux. À savoir en évitant de trop attirer l’attention sur les étapes fondamentales de l’évolution de Sammy et de sa progression en tant que réalisateur. Je voulais m’assurer que le public soit avant toute chose attentif au fait que la vie personnelle de Sammy a un effet très profond sur sa passion pour le cinéma. Cette passion est souvent une réponse à ce qui se déroule dans sa vie – découvrir ce qui se passe entre sa mère et le meilleur ami de son père ; transformer le cinéma en arme pour confronter la brute antisémite qui le persécute au lycée, etc.

Le lien entre la vie de Sammy et le cinéma est si fort que beaucoup de scènes de THE FABELMANS font écho à des séquences de vos autres films, d’ailleurs. Il y a une conversation constante entre THE FABELMANS et vos précédents films.
Tout à fait.

Par exemple, la scène de la tornade rappelle LA GUERRE DES MONDES, les cris de vos sœurs renvoient à Gertie, la scène des scouts dans le désert ressemble au prologue de LA DERNIÈRE CROISADE, etc. Beaucoup d’images célèbres de vos films semblent venir de vos souvenirs. Quand vous les avez tournées à l’époque, saviez-vous qu’elles étaient tirées de votre enfance ? Ou vous en êtes-vous rendu compte avec le recul ?
Les boyscouts ont eu une grande influence sur ma vie. En quelque sorte, ils m’ont permis d’avoir une carrière car j’ai réalisé ce petit western intitulé GUNSMOG juste pour obtenir mon ‘badge photographie’ chez les scouts. J’ai toujours considéré qu’ils m’avaient lancé, qu’ils avaient nourri mon désir de devenir réalisateur. Alors, dans LA DERNIÈRE CROISADE, j’avais très consciemment mis des boyscouts dans le prologue. Ce n’était pas uniquement un hommage d’ailleurs car j’étais moi-même familier des grands espaces, du camping, des aventures scouts. J’avais trouvé ça amusant de débuter LA DERNIÈRE CROISADE avec des gamins explorant des cavernes car c’était ce que je faisais quand j’étais moi-même un scout ! Prenez E.T. : le but a toujours été d’en faire un film sur le divorce de mes parents. J’avais commencé à prendre des tas de notes sur ce que mes sœurs et moi avions ressenti à l’époque, quand ils s’étaient séparés et nous avaient annoncé leur divorce, au cas où un jour j’en ferais un film. Ces notes, j’ai commencé à les écrire entre les tournages des DENTS DE LA MER et de RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE. Puis le tournage de RENCONTRES a débuté et un jour, on a filmé cette scène où l’alien sort du vaisseau puis fait ces signes de la main au personnage de François Truffaut. Instantanément, ça m’a inspiré l’idée pour E.T. ‘Et si Puck – on l’appelait comme ça – ne remontait pas dans son vaisseau et restait sur Terre, seul et perdu ?’ E.T. est donc venu de là et du divorce de mes parents. C’est un exemple parfait de la manière dont j’ai essayé de mettre mes souvenirs personnels dans mes films de fiction. Mais, pour utiliser une allégorie, la neige n’a jamais pris totalement, elle ne cessait de fondre. Jusqu’à THE FABELMANS.

Y a-t-il une image de THE FABELMANS que vous retenez particulièrement ?
Celle qui signifie le plus pour moi, la plus personnelle, est celle du petit Sammy qui, après avoir filmé un accident de train avec ses maquettes grâce à la caméra de son père, projette les images sur ses mains. Il les tient en l’air et voit les premières images qu’il ait jamais créées bouger sur sa chair et son sang et elles deviennent plus brillantes quand il se rapproche du projecteur. C’est l’image que je retiendrai et que je garderai en moi – c’est la plus organique du film, à mes yeux. Un peu comme pour RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE dont l’image qui m’est restée le plus est celle du petit garçon qui ouvre la porte, avec toutes les lumières à l’extérieur.

Ces dix dernières années, vous avez souvent exploré votre nature de storyteller, notamment dans LINCOLN, LE BGG et READY PLAYER ONE. Dans THE FABELMANS, vous allez encore plus loin en étudiant le sens et le poids que peut revêtir une image, en réfléchissant à la responsabilité qu’a une image. Il y a notamment cette scène où Sammy a filmé Logan, qui le harcèle au lycée, et ce dernier reçoit l’image d’une manière très surprenante et personnelle.
Oui.

Cette scène dit beaucoup de la manière dont une image peut être comprise différemment selon le spectateur. Avez-vous souvent, dans votre carrière, réfléchi à cette responsabilité ?
Oui, j’ai une responsabilité quant à ce que je montre dans mes films mais je ne suis pas extralucide… Donc je ne peux pas être responsable pour une réaction inattendue à une image que j’ai créée. Dans ma vraie vie, quand j’ai adulé et célébré cette brute antisémite dans un de mes films 8mm, j’essayais juste de le pousser à venir vers moi et à me sourire, pour une fois. À ce qu’il me fasse un clin d’œil, ou qu’il me donne une tape gentille sur le dos plutôt qu’un coup de poing dans le visage, pour changer… Au lieu de ça, j’ai obtenu une réaction imprévue de sa part. Mais cette réaction avait moins à voir avec le film que j’avais réalisé qu’avec sa propre vie, notamment chez lui à la maison. Ça, c’est la grande inconnue pour quiconque va voir un film, une pièce de théâtre, un opéra ou se rend au musée. Aucun de nous, conteurs, ne peut être tenu responsable des réactions qu’ont des millions de gens à nos histoires. En revanche, je suis insatiablement curieux de la manière dont quelque chose peut affecter quelqu’un. Dans ce cas précis, j’avais 17 ans et j’ai appris quelque chose sur la nature humaine que je ne pouvais pas totalement comprendre avant de revivre la scène en la recréant dans THE FABELMANS.

Qu’avez-vous appris ce jour-là, à 17 ans ?
Que les films sont plus que des divertissements. Ils peuvent être thérapeutiques. Pas seulement pour le conteur et le réalisateur, mais aussi pour le public.

C’est quelque chose qu’on ressent très fortement dans votre cinéma depuis vos débuts. À une époque, votre travail a souvent été réduit à du divertissement alors que beaucoup d’entre nous ont réagi de manière très personnelle et cathartique à vos films…
J’ai toujours été très conscient de ma responsabilité notamment parce que j’ai fait des films très éclectiques, dans des genres très différents, un peu comme ceux de William Wyler, Victor Fleming ou David Lean – ne croyez pas que je me compare à eux, ce sont parmi les meilleurs réalisateurs de tous les temps et je ne me placerais jamais à leurs côtés. Ces cinéastes aimaient s’essayer à divers genres et apprendre des choses nouvelles. C’est pour ça que j’aime ça, moi aussi : j’aime apprendre sur des sujets que je connais peu. Mais THE FABELMANS représente peut-être le plus grand risque que j’ai jamais pris en tant que cinéaste parce que je suis quelqu’un de très secret et que c’est la première fois que je dévoile à ce point mes rêves et mes peines. C’était un pas de géant pour moi.

Est-ce qu’un jour on aura la chance de voir vos films d’enfance ?
L’Academy Museum of Motion Pictures s’est ouvert l’an dernier – on a été très nombreux à travailler pour faire de ce rêve une réalité – et il se trouve qu’ils aimeraient créer une aile consacrée à mes films. J’ai travaillé avec eux pour mettre sur pied une sorte de rétrospective et j’ai pensé que, peut-être, on pourrait avoir des écrans de télé qui diffuseraient mes films 8mm. Je crois que ce serait l’endroit idéal pour cela.

Par pure curiosité, pourquoi aucune mention n’est faite dans THE FABELMANS à votre film 8mm FIRELIGHT, sorte de prototype de RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE, que vous aviez projeté dans un cinéma de Phoenix en 1964 ?
Quand Tony et moi avons commencé à écrire toutes ces histoires, FIRELIGHT était très présent. Si THE FABELMANS avait été une mini-série de six, sept ou huit heures, il serait resté dans le récit. Mais dans un film de 2h20 qui était déjà assez long, je n’avais juste plus le temps…

Vos films vous ont servi à exorciser vos peines mais aussi à essayer de comprendre le monde. Cela signifie-t-il qu’il est difficile pour vous de ne pas avoir d’histoire à raconter, de film à tourner ?
Comme maintenant ! (Rires.) Vous me parlez à un moment très difficile car je n’ai pas de film prévu pour donner suite à THE FABELMANS. Je n’ai pas trois, quatre ou cinq scripts sur mon bureau que j’attendais désespérément de filmer. À vrai dire, je n’en ai même pas un, en ce moment ! Alors je vais souffler un bon coup, faire une pause et voir ce que je vais trouver. Je ne suis pas pressé… Mais c’est vrai que c’est effrayant de ne pas pouvoir immédiatement passer à un autre film. Ce sont toujours des moments de grande insécurité pour moi. Ça m’est déjà arrivé par le passé et je sais que quelque chose me parvient toujours et finit par captiver mon imagination.

Peut-être dès demain…
Oui ! Ou l’an prochain, je ne sais pas. (Rires.) •


Photos : Copyright Storyteller Distribution Co., LLC. All Rights Reserved.

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Sortie : 22.02.23
Réalisateur : Steven Spielberg
Avec : Gabriel LaBelle, Michelle Williams, Paul Dano, Seth Rogen
Pays : États-Unis
Durée : 2h31
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