NOPE : entretien avec Hoyte Van Hoytema
Les nuages qui dissimulent un OVNI. Un village western de carton-pâte perdu dans le désert. Un motard au casque réfléchissant. Un cavalier noir qui fend le vent. Une entité qui avale, digère et régurgite ceux qui la regardent. Des trombes de sang déversées sur une bâtisse isolée. Un chimpanzé-acteur qui, sous la pression du spectacle que les hommes lui ordonnent de donner, craque et attaque. NOPE a imprimé sur les écrans une cohorte d’images marquantes, à la fois inédites et nourries de prestigieuses références. Des images qui ne se satisfont pas de leur nature évocatrice, effrayante ou merveilleuse, mais réfléchissent immédiatement sur elles-mêmes, leur nature, leur impact, sur la manière dont le public les reçoit, les anticipe, les imagine ou les fantasme. A-t-on vraiment vu cet OVNI dans le ciel ou Peele nous a-t-il menés à l’imaginer ? Est-ce bien des cuivres rappelant RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE qu’on entend ou NOPE force-t-il notre cerveau à établir des passerelles cognitives ? Si NOPE se révèle aussi passionnant dans son récit, aussi riche dans ses thématiques, aussi indéniable dans la puissance de son spectacle, c’est aussi parce que, contrairement à nombre de blockbusters actuels et à leurs esthétiques arasées, le troisième film de Jordan Peele soigne son exécution. Une excellence technique, discrète ou plus visible mais jamais frimeuse, toujours au service de l’histoire, des personnages, de leurs émotions, du propos. Et de la volonté de créer des images et des sons mémorables, donc. Aux avant-postes de cette excellence, le directeur de la photographie Hoyte Van Hoytema et le compositeur Michael Abels. Le premier collabore pour la première fois avec Jordan Peele et insuffle à NOPE une majesté sensationnelle. Le second retrouve le cinéaste pour la troisième fois après GET OUT et US mais n’use pas des mêmes formules : il embrasse une ampleur nouvelle. Deux partitions, l’une visuelle, l’autre musicale, qui ont marqué l’année 2022 de leur précision et de leur inventivité. Et dont on ne pouvait que vouloir discuter avec les intéressés.
Première étape : Hoyte Van Hoytema. Le grand spectacle, dense et ambitieux, ça le connaît : depuis INTERSTELLAR, il est le chef opérateur attitré de Christopher Nolan, inventant pour le démiurge britannique les images les plus folles. Alors quand Jordan Peele a eu envie d’ampleur pour NOPE, il s’est logiquement tourné vers Hoyte Van Hoytema, sa maîtrise de l’IMAX et son goût pour l’ingénierie. Le résultat : une photographie organique qui sait ménager une part de poésie, notamment dans des scènes nocturnes à couper le souffle.
Selon Jordan Peele, lors de votre première discussion il vous a dit souhaiter que NOPE ressemble à 2001, L’ODYSSÉE DE L’ESPACE…
Hoyte Van Hoytema : Il a parlé de 2001 oui, mais il a aussi mentionné certains gros films, amples et originaux, des années 70. Il était intéressé à l’idée de faire quelque chose d’intemporel, destiné au cinéma. Il voulait embrasser une certaine ampleur, être un peu plus expansif dans les panoramas. Il cherchait aussi à tourner dans un format magnifique et bien sûr, 2001 a été tourné en pellicule 65mm. On a donc très vite discuté de ce format.
NOPE parle de spectacle, de son danger, de notre addiction. Quelle relation entretenez-vous avec cette notion et quelle est votre philosophie concernant sa mise en image ?
Déjà, je crois fermement à l’expérience cinéma. J’entretiens une grande nostalgie avec l’idée qu’un film débarque, que les gens aient envie de le voir, qu’ils se réunissent dans une salle et qu’ils se retrouvent émerveillés. La technologie qui permet de faire des films et le marketing étaient dirigés par l’idée d’offrir ce spectacle. Je suis obligé de reconnaître que quelque chose s’est un peu perdu à ce niveau… ou du moins, quelque chose a un peu disparu avec le streaming. Parce qu’on ne sait plus trop qui est notre public. Le cinéma n’est plus un événement ou un spectacle : on travaille pour un public très abstrait. Alors que pour moi, un spectacle existe et a un public spécifique qui veut le contempler ! Ma philosophie du spectacle revient à ça : je crois au cinéma comme médium offrant un spectacle. Il y a des tas de choses à accomplir pour y arriver et selon moi, ça ne tourne pas uniquement autour du storytelling. C’est un package plus complet : il s’agit d’une offre visuelle, audio etc.
Vous diriez que le naturalisme est un bon garde-fou quand on met en scène quelque chose de spectaculaire ?
Oui. Si vous montrez des choses surnaturelles, plus grandes que la vie, il est nécessaire d’avoir un contrepoids. Ou un point de référence, si vous voulez. Et le naturalisme au cinéma sert à ça, je pense. Il est un point de référence auquel le public se raccroche et qui lui permet de s’identifier. Ça rend les choses tactiles, tangibles. C’est un bon tremplin pour aller plus loin.
« Spielberg était dans notre tête car son storytelling a toujours été très assuré. »
Michael Abels dit que, pour mettre en musique la notion de ‘mauvais miracle’ centrale dans le film, il a dû associer peur et émerveillement. Vous avez également abordé les choses de cette façon ?
Tout à fait. Ce dont on fait l’expérience au cinéma – et ça fait sa beauté –, c’est un horizon en constante expansion. C’est l’ampleur, quelque chose dont on ne ferait pas l’expérience depuis la fenêtre de notre appartement. C’est un élément constitutif très fort du cinéma. Dans NOPE, ce gigantisme devient une menace terrifiante. Pour nous, il était donc vital de réfléchir au ciel, à la nature et à leur étendue. De réfléchir aux panoramas et à l’ampleur. Dans le même temps, derrière tout ça se cache Jean Jacket (le surnom de l’entité extraterrestre, ndlr). Pour moi, visuellement, tout tournait autour de la noirceur et de la peur qui peuvent se cacher dans la beauté. Il est difficile de détourner le regard de la beauté et c’est ce qui peut la rendre menaçante et dangereuse.
Jean Jacket attaque d’ailleurs quand on la regarde… Mais le film va encore plus loin et parle de la valeur de l’image. Voir ne suffit pas : un objet ne devient réel qu’une fois capturé sur pellicule. C’est une notion à la fois très pragmatique et très poétique qui rejoint votre travail – vous aimez filmer en dur, avec peu de CGI. Votre métier, vous le voyez comme ça : documenter et rendre les choses réelles ?
D’une certaine façon, oui. Ou au moins, mon métier est de garder le doigt sur le pouls du réel et bâtir à partir de là. Il est nécessaire de se sentir connecté à ce que l’on voit et j’ai le sentiment que cette connexion est engendrée par des éléments tangibles et intimes. Après, l’idée que ce que l’on capture à l’image devient réel… il s’agit davantage de la philosophie d’Antlers Holst, le chef opérateur personnage du film (campé par Michael Wincott, ndlr). Je vois mon métier de manière plus pragmatique. Ma tâche est plus simple que ça, elle est quotidienne, routinière. Et elle ne déborde pas de philosophies – même si j’aimerais bien le croire ! (Rires.) Je ne pense pas que quelque chose existe parce qu’on en crée une image. En revanche, je crois fermement au point de vue : une façon de regarder quelque chose fait exister ce quelque chose et permet sa compréhension. Quand on crée une image, il est donc vital d’y insuffler sa personnalité. À un niveau philosophique, est-ce que c’est la preuve de l’existence de la chose qu’on filme ? Peut-être. Mais pour moi, c’est surtout la preuve que l’on s’intéresse à autrui, à son point de vue. C’est comme ça que j’aborde chaque projet : savoir ce qu’on veut filmer et y insuffler ma perspective.
Capturer une image serait une manière de comprendre le monde, alors ?
En tout cas, capturer des images est la quête d’une vie et ça permet de définir ce qu’on aime ou pas, ce qui nous intéresse ou pas. Mais c’est le cas pour des tas de formes d’art ! On se penche tous sur les sujets qui nous intéressent et on essaie de les réinterpréter de différentes façons. Et peut-être que, dans ce processus, on en tire une ou deux vérités.
Les scènes nocturnes de NOPE sont parmi les nuits américaines les plus incroyables que j’ai vues. Vous avez repris une idée utilisée sur la scène de poursuite lunaire dans AD ASTRA. Pourriez-vous détailler cette idée ?
Je suis très heureux que vous aimiez ces scènes nocturnes car j’en suis très fier. Pour Jordan et moi, comme c’est souvent le cas au cinéma, tout a commencé par notre volonté de montrer quelque chose que l’on voyait dans la réalité, sans savoir pour autant comment le transposer à l’écran. On était en repérages nocturnes, pour savoir quel genre de lumière était disponible la nuit dans la vallée où on allait tourner. On s’est garé, on a éteint les phares, on est sortis et… il n’y avait aucune lumière disponible. Puis on a réalisé que nos pupilles se dilataient, que nos yeux commençaient à capter des détails. Peu à peu, on voyait l’immensité qui nous entourait et au bout d’un moment, plus rien n’était dissimulé dans une totale obscurité. Au contraire, le paysage s’élargissait et, d’une certaine façon, ça créait un sentiment de peur : on comprenait l’espace et on se disait ‘s’il y a quelque chose tapi dans l’ombre…’ C’était à la fois menaçant et magnifique ! (Rires.) Là, on a su que ce serait impossible à capter avec les technologies disponibles – aucune caméra n’est suffisamment sensible à la lumière pour montrer autant de détails dans ces conditions nocturnes. On a donc pensé à filmer en nuit américaine (de jour, ndlr) car ça nous permettait de capturer la nature et son immensité. Sauf que la nuit américaine n’a jamais été très crédible visuellement. Elle a un look très spécifique (l’image est toujours très artificiellement bleutée, ndlr). Pour que ça fonctionne, il faut aussi travailler avec des angles solaires très particuliers. Et puis, elle a un aspect très rétro qui n’était pas ce qu’on recherchait. Je suis alors revenu à cette technique que j’avais créée pour AD ASTRA qui, en gros, associe une caméra infra-rouge et une caméra classique, disposées en angle droit l’une par rapport à l’autre, chacune pointant vers le même miroir transparent. L’image infra-rouge et l’image 65mm se retrouvent ainsi parfaitement superposées l’une sur l’autre (et enregistrées ensemble, ndlr). Sur AD ASTRA, j’avais beaucoup réfléchi à la nature de la lumière du soleil sur la Lune. On s’était rendu compte que c’était assez similaire à la manière dont une caméra infra-rouge capture les choses sur Terre. L’atmosphère terrestre absorbe le rayonnement infra-rouge si bien que [filmer sur Terre en infra-rouge de jour] donne un ciel extrêmement noir. J’avais l’intuition que ça ressemblerait donc à ce qu’on verrait si on était sur la Lune. Le seul souci de l’infra-rouge étant que l’image est en noir et blanc. J’ai alors eu l’idée d’associer à la caméra infra-rouge une caméra classique qui, elle, capte les couleurs. Ensuite, on a entremêlé les deux images (ce qui, dans la scène de poursuite lunaire d’AD ASTRA, filmée dans un désert, donne l’illusion d’être sur la Lune, avec un ciel très noir et des personnages en couleur, ndlr). Cette technique était idéale pour le genre de nuit que l’on souhaitait pour NOPE.
Comment l’avez-vous adaptée ?
Ça a été un énorme projet d’ingénierie. Pas seulement pour mon pointeur Keith Davis et moi mais aussi pour Dan Sasaki chez Panavision et pour la société Camtec, qui nous a fourni une rig 3D pour qu’on la ravage. (Sourire.) On a construit un appareil pour que les caméras soient alignées, il fallait aussi que les optiques soient adaptées à nos besoins. Jordan s’est retrouvé avec ce chef opérateur un peu dingo, qui a cette idée d’associer une caméra 65 mm à une caméra numérique Alexa infra-rouge, et il a été partant ! Lentement, test après test, on s’est rapproché de ce qu’on voulait et on a trouvé la bonne solution. Bien sûr, en post-production, on s’est servi de quelques autres petits trucs pour peaufiner l’illusion.
« Ce dont on fait l’expérience au cinéma – et ça fait sa beauté –, c’est un horizon en constante expansion. »
La mise en scène de NOPE joue sur ce que l’on croit avoir vu, ce que l’on espère voir, etc. Il y a notamment ces plans formidables par-dessus l’épaule de Daniel Kaluuya qui regarde le ciel, l’OVNI jouant à cache-cache dans les nuages… Comment, à la photo, créez-vous ce sentiment d’une image, ce sentiment qui émane de l’invisible ou de ce qui est à venir ?
Le crédit doit revenir à Jordan, qui comprend très bien son public. Il comprend très bien le désir que le spectateur a de regarder dans certaines parties de l’image. Et bien sûr, ce sont des choses qu’on essaie de construire. Par exemple, il fallait être très réfléchi dans notre filmage du ciel et bien penser quand ces plans devaient apparaître. Jordan était catégorique : le spectateur devait faire l’expérience du ciel de la même manière que les personnages. Quand la caméra jette un œil au ciel et à Jean Jacket, ça se fait dans les mêmes conditions que pour OJ/Daniel Kaluuya. Il ne fallait pas que les personnages soient face à un mystère dont le public, lui, aurait déjà fait l’expérience. On voit ce qu’ils voient. On fait l’expérience de leur peur, on doit la comprendre. Là, le point de vue est essentiel. Pareil dans les scènes nocturnes : il y a ces plans où Daniel voit le parc d’attractions Jupiter’s Claim au loin. La caméra observe à distance, on ne voit pas grand-chose jusqu’à ce qu’on s’habitue aux ténèbres et qu’on aperçoive ce tourbillon de poussière : la distribution des images a été très minutieusement construite – ce qu’on pouvait voir, ce qu’on ne pouvait pas voir.
On sait que filmer des scènes de dialogues en IMAX est compliqué en raison du bruit généré par la caméra. Mais à part ça, comment décidez-vous quelle séquence doit être en IMAX ou pas ?
Au début, on s’est fixé une règle simple : chaque rencontre avec Jean Jacket devait être en IMAX. Mais on s’est vite rendu compte que c’était trop simpliste. Alors on a pensé que l’IMAX pouvait être comme un avertissement ou une prémonition. Par exemple, la séquence sur Gordy, qui est devenue vitale en termes de spectacle et qu’on a donc filmée en IMAX. Ou le dernier acte. À part le fait que l’IMAX est très immersif, il crée aussi un rythme – on est aspirés dans le film, puis on est remis à distance, puis re-aspiré etc. Les séquences IMAX mènent à un état de subjugation qui permet la compréhension du spectacle. Au final, le choix de ce qui doit être en IMAX ne dépend plus d’éléments formels. On fait ce choix quand on sent que le récit a besoin de mettre les gaz ou de freiner. Ce processus est très intuitif et c’est comme ça que j’aime l’aborder. Parce qu’on peut réfléchir le film en long et en large en préproduction, tout prévoir assis à un bureau, mais lorsqu’on commence à filmer et à regarder les rushs sur grand écran, on saisit le sens que revêt une image IMAX. Un confort se crée avec le format et on se met à en jouer, comme d’un instrument. Jordan avait une perception très fine de ce que l’IMAX signifiait si bien qu’on a fini par filmer davantage en IMAX que prévu. Parfois, on sacrifiait un peu de dialogue par-ci ou on prévoyait de la post-synchro par-là pour filmer telle ou telle scène en IMAX. Cette méthode permet de faire des choix plus organiques.
Le cinéma de Jordan Peele contient une dose de post-modernisme. Même sans clin d’œil, devant NOPE on pense beaucoup aux DENTS DE LA MER et à RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE. Quand vous avez abordé le film, est-ce que vous avez intégré cette nature post-moderne dans votre réflexion ?
Oui, mais pas de manière copiste. Il ne faut pas tomber dans le pastiche. Le but est de retrouver l’âme de ces films. Ces films émergent de NOPE car, pour Jordan et moi, ils sont l’essence des spectacles que nous aimons. Ils coulent dans nos veines et parcourent nos histoires personnelles depuis l’enfance. Je ne suis donc pas surpris qu’ils émergent. J’en suis même heureux. Très clairement, Spielberg était dans notre tête car son storytelling a toujours été très assuré. Il n’a jamais eu peur de raconter une scène en un seul plan et d’être malin dans la mise en scène. On a essayé d’être dans cette approche. Aujourd’hui, sur beaucoup de tournages, vous passez vos journées à mettre en boîte des plans de couverture pour que le film prenne vie au montage. Jordan, lui, veut être très spécifique, tout faire pour que chaque plan raconte quelque chose. Là-dedans, il y a une part de nostalgie. (Rires.) On est tous influencés par des tas de références. Les quelques semaines avant le tournage, Jordan et moi, on se partageait beaucoup de choses, notamment des photos – de la photographie moderne, des clichés de paparazzi, etc. Je crois que ça permet d’acquérir une meilleure compréhension l’un de l’autre, une compréhension de l’univers de chacun. Il a utilisé beaucoup de références pop pour me faire accéder à son cerveau et à sa manière de penser. Les références donnent accès aux obsessions d’une personne, à la raison de ses goûts.
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Réalisateur : Jordan Peele
Avec : Daniel Kaluuya, Keke Palmer, Steven Yeun, Michael Wincott
Pays : États-Unis
Durée : 2h10