LA MORT N’EXISTE PAS : entretien avec Félix Dufour-Laperrière
Félix Dufour-Laperrière n’en est pas à son coup d’essai, loin de là. LA MORT N’EXISTE PAS est son quatrième long métrage, le troisième en animation après VILLE NEUVE (2018) et ARCHIPEL (2021). Lui dont la société de production se nomme Embuscade Films propose ici une réflexion urgente, mais sophistiquée, autour de la question de l’engagement. Qu’il soit politique, amical ou amoureux. Il s’interroge ainsi sur la violence comme projet et sur ce que c’est de vieillir quand on est militant. Luttes individuelles et collectives s’entremêlent dans le cinéma de ce Québécois, qui continue d’exiger de nous une profonde attention.

Comment est née l’envie de réaliser LA MORT N’EXISTE PAS ? D’où vient cette histoire, et quel a été le déclencheur ?
Félix Dufour-Laperrière : C’est un film qui vient d’abord de mon expérience personnelle, de l’évolution de mes propres convictions. Je crois que la colère des jeunes, plus enflammés et immédiats, et l’apparente sagesse des plus âgés, plus posés et nuancés, ne sont pas des vérités exclusives. Elles sont au contraire complémentaires. Je ne pense pas qu’il soit mieux d’être modéré à 44 ans, comme je le suis, et de prendre en charge la complexité des enjeux. C’est simplement une autre façon de vivre ses convictions que l’urgence de ses 21 ans. Je suis parti de ce constat. Le film a également été déclenché par des événements québécois des années 2000, notamment les grandes manifestations étudiantes de 2012, que nous avons appelées le « Printemps érable ». Pendant un mois, j’ai été dans la rue chaque jour, et nous avions l’impression qu’un changement social majeur était possible, c’était très stimulant. Mais le mouvement s’est finalement effondré et n’a pas eu de conséquences politiques à la hauteur de nos espérances. Le film est né de cette déception. J’ai voulu aussi revisiter l’histoire du Québec, qui est étonnamment paisible, à l’exception évidente des massacres du XIXe siècle et de la crise d’octobre 1970. J’ai eu envie de ramener ces tensions dans un contexte contemporain pour voir ce que cela donnerait. Le film ressemble beaucoup à son processus d’écriture, sinueux et déambulatoire. Il y a eu de nombreuses versions du scénario, comme un voyage aux carrefours multiples.
Dans votre précédent film de fiction, VILLE NEUVE, vous liiez déjà l’intime et le politique, en mettant en parallèle un homme qui tente de reconquérir sa femme avec les référendums québécois de 1980 et 1995. Comment ce rapport entre la sphère privée et les questions politiques du Québec se retrouve-t-il dans votre travail ?
Je suis très attaché à mes origines québécoises. Être locuteur francophone au milieu de l’océan anglophone de l’Amérique du Nord, c’est une situation très particulière. Cela nous rappelle constamment notre statut de minorité. La poétesse québécoise Michèle Lalonde évoquait le combat des « petites cultures », celles qui n’ont ni la stabilité, ni les responsabilités des grandes cultures, souvent coloniales. Je parle de cette position, qui est la mienne et celle de mon imaginaire. Ma liberté en tant qu’artiste dépend de la capacité des mots et des images qui me sont propres à faire sens. C’est à ce prix que je me sens libre. Je suis passionné par l’histoire du Québec et je me sens responsable de son avenir politique en tant que citoyen. C’est inévitablement ce sentiment qui teinte tous mes films. Mon prochain, que je suis en train de financer, reprendra d’ailleurs ces thèmes en explorant les notions d’exil, de choc des imaginaires et de la contamination entre l’ordre et le désordre.
Est-ce qu’on peut dire que LA MORT N’EXISTE PAS cherche davantage à nous poser des questions plutôt que de donner une manière de penser ?
Tout à fait. L’objectif est de jeter une lumière sur les paradoxes et contradictions qui nous habitent. Pour moi, le film est un conte tragique. Il met en scène la violence, mais en montre l’impossibilité. La violence, en tant que projet, est impossible à maîtriser et pourtant, elle existe. J’ai réparti la vérité du film entre tous les personnages : Hélène, Manon, l’enfant et même la vieille dame, qui, malgré mes convictions, porte une part de la vérité.
« Ce film vient d’abord de mon expérience personnelle, de l’évolution de mes propres convictions. »
Est-ce que vous êtes un peu tous ces personnages ? Hélène, Manon, la petite fille et, malgré vous, la vieille dame aussi ?
Certainement. Je me suis projeté dans chacun d’eux. Il n’y a pas de solution simple aux problèmes compliqués. Le film aborde la question de l’engagement et de la loyauté. La dynamique du conte permet de poser des questions sur la loyauté envers ses convictions, ses principes, et la valeur de l’engagement. Il y a une question essentielle : jusqu’où est-il possible d’aller ? Quelle est notre responsabilité ?
C’est intéressant, cette question « jusqu’où on peut aller ». Dans le film, l’engagement n’est pas seulement politique ou lié à la violence. Il se trouve aussi dans ce que l’on doit aux autres, à ses amis, à son amour. Est-ce le fait d’avoir 44 ans qui vous a fait prendre conscience que tout dans la vie n’est qu’engagement ?
Cela rejoint notre discussion sur les vérités complémentaires. Les engagements collectifs et personnels sont insuffisants par eux-mêmes, mais sont complémentaires. On ne peut pas s’engager collectivement sans prendre soin de ceux qu’on aime. C’est mon premier engagement en tant que père de famille. Mais inversement, la sphère intime n’est pas suffisante, car le monde continue d’évoluer et nous avons une part de responsabilité sur son état. Le défi est de trouver le bon équilibre et de concilier ces différents engagements. C’est un film inquiet. Je crois que nous vivons à une époque de multiples urgences — écologiques, sociales, politiques, économiques — et les réponses seront compliquées et malheureusement douloureuses.
Vous avez un trait très particulier, à la fois épuré et rempli de détails, c’est une animation en couleurs mais à la palette très limitée…
L’animation est un artifice que j’aime assumer. Elle engage le spectateur d’une manière différente, car il sait que ce qu’il voit n’est pas la réalité. Cela lui permet une certaine distance et une réflexion. Je voulais que les personnages se fondent dans le décor, qu’ils ne soient pas toujours détachés. C’est un principe de mise en scène qui permet de montrer que les personnages et leur contexte sont graphiquement liés, comme Hélène et la vieille dame, qui partagent les mêmes yeux. J’ai conçu le film comme une séquence de couleurs. J’ai réduit la palette pour un souci de clarté, mais aussi pour faire résonner la radicalité des convictions des personnages. L’abstraction révèle et efface à la fois. Elle révèle la matière, l’immédiateté, mais efface aussi les nuances et la complexité visuelle. L’animation m’a également permis d’utiliser des animaux symboliques. La violence aurait été grotesque avec des êtres humains, mais avec une brebis ou un loup, elle prend un autre sens. L’idée de proie et de prédateur dont les rôles s’inversent était très intéressante à mettre en scène. On retrouve également un colibri qui symbolise la fragilité et la beauté de la vie, tandis qu’un passereau représente l’espoir d’un retour à la vie, la possibilité de remettre du mouvement. À eux deux ils incarnent un sacrifice brutal pour un résultat concret.
Le film a été très long à réaliser, avec les premières notes en 2013 et près de quatre ans de fabrication. Et pourtant il résonne très fort avec l’actualité, en particulier en France par exemple, où le récent mouvement « Bloquons tout » est majoritairement porté par la jeunesse.
C’est une synchronicité heureuse et hasardeuse. Je crois que lorsque l’on travaille avec intégrité sur des questions qui nous habitent profondément, on touche à une partie de l’inconscient collectif. Le fait de travailler en équipe permet aussi à une dynamique de groupe d’émerger, et cela se retrouve à l’écran. Je n’avais pas de public cible en tête ; j’ai simplement essayé d’être le plus juste et honnête possible dans ma démarche artistique. J’espère que les spectateurs, jeunes et moins jeunes, y trouveront quelque chose qui leur parle.
D’où vient ce titre, LA MORT N’EXISTE PAS ?
Pour moi, il résume les paradoxes du film. LA MORT N’EXISTE PAS renvoie à la grande espérance de pouvoir changer le monde, de le rendre meilleur et d’en prendre la responsabilité. Mais le film nous rappelle aussi que la mort, elle, existe bel et bien. C’est un titre paradoxal qui illustre les tensions qui le traversent. J’aime aussi l’idée que c’est un titre qui a des résonances multiples, aussi bien une chanson de Mickey 3D, qu’un livre de parapsychologie et même un poème québécois de la fin du XIXe siècle.
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