BORDER LINE : entretien avec Alejandro Rojas et Juan Sebastián Vasquez
Le film est-il né d’une expérience personnelle ?
Alejandro Rojas : Il est né des nombreuses fois où nous nous sommes rendus, nous Vénézuéliens, aux États-Unis. Mais aussi des témoignages de nos familles et de nos amis. De là, nous avons élaboré une histoire qui serait racontée du point de vue d’un couple formé d’un Vénézuélien et d’une Espagnole – donc une Européenne –, qui doivent passer par le même processus d’immigration. Lui fait profil bas, elle brandit ses droits face à cette expérience qui la déstabilise. Ce qui nous intéressait, c’était de raconter au grand jour ce qui, généralement, se déroule derrière les portes closes des aéroports.
Vous êtes, comme votre personnage principal, des Vénézuéliens vivant en Espagne. Quel est le statut des Sud-Américains dans ce pays ?
Juan Sebastián Vasquez : C’est un sujet que nous avons voulu en effet aborder dans le film. Diego peine à s’intégrer auprès de la famille d’Elena, parce qu’il est sud-américain. Les gens pourraient penser que ce n’est pas si difficile pour lui de s’installer en Espagne – après tout, il connaît la langue. Mais il rencontre des difficultés, il y a des Espagnols qui regardent les Sud-Américains différemment. C’est un sujet encore tabou ici – même si certaines conversations ont lieu, notamment sur la colonisation ou sur le pourquoi de la présence des Sud-Américains en Espagne… Même chez les jeunes, ce ne sont pas des sujets franchement abordés. Regardez Elena : son compagnon vient du Venezuela, elle sait très bien ce qu’il a traversé mais elle remet quand même ça en question. C’est encore très ancré dans sa génération et c’est pourquoi on ne pouvait pas l’ignorer dans le scénario.
Vous diriez que votre première motivation pour faire ce film est politique ?
Alejandro Rojas : Au début, nous voulions juste partager une expérience personnelle. Mais bien sûr, nous n’ignorons pas le contexte dans lequel nous racontons l’histoire. Le film est donc politique car le simple fait de choisir de raconter cette histoire l’est. Il parle des dynamiques de pouvoir, du harcèlement, des problèmes d’autorité, des endroits où vous pouvez soudain vous sentir extrêmement vulnérable selon vos origines, la méfiance que nourrissent certains envers vous selon ces mêmes origines. BORDER LINE est absolument politique mais il ne pouvait pas être uniquement politique. Il était crucial que le spectateur soit impliqué émotionnellement.
Le film fait référence à l’administration Trump, au mur qu’il voulait dresser entre les États-Unis et l’Amérique latine. Comment conserver l’intemporalité de ce que vous racontez des rapports entre ces deux Amériques ?
Juan Sebastián Vasquez : Nous avons choisi de situer le récit à cette époque parce que Trump a rendu le sujet évident, il a mis un éclairage plus fort sur ce que nous traversons, mais ce que nous racontons dans le film, nous l’avons connu toute notre vie. Nous avons toujours eu à nous justifier pour obtenir un visa puis pour espérer passer la frontière. C’était déjà le cas sous l’administration Obama, par exemple. Évoquer le mur au début du récit nous permettait également d’élargir le sujet à ce que peut faire l’Europe avec ses migrants. On évoque aussi la récente déclaration d’indépendance de la Catalogne. L’extrait qui passe à la radio au début du film est réellement issu d’une émission de l’époque et nous voulions l’utiliser parce qu’il résume parfaitement les thèmes du film.
Vous avez fait le choix radical de donner à l’agente de l’immigration des origines sud-américaines. Pourquoi ?
Alejandro Rojas : Parce que nous avons remarqué que généralement, quand nous passions l’immigration en arrivant aux États-Unis, les agents qui nous traitaient le plus mal étaient des Latinos. Nous voulions aussi créer un contraste : ce personnage n’est pas née aux États-Unis, elle représente ces gens qui travaillent pour le gouvernement tout en oubliant totalement d’où ils viennent et qui ils sont. Ils s’intègrent à un système totalement déshumanisant et se comportent de manière encore plus américaine que les Américains. Laura Gomez, qui joue cette agente, s’est inspirée de l’une de ses cousines, qui travaille dans le bureau d’immigration d’un aéroport – et en est très fière –, pour créer son personnage.
À travers le cinéma, Hollywood a vendu le rêve américain aux étrangers. Pourtant dès que des étrangers veulent goûter à ce rêve américain, ils sont soudain suspects. Que pensez-vous de ce paradoxe et quelle est votre relation à la culture de ce pays ?
Juan Sebastián Vasquez : En tant que Vénézuéliens, nous avons toujours vu l’Amérique, à travers les films, comme le meilleur endroit pour vivre. C’est ce que les États-Unis nous ont vendu. Et c’est ce que nous avons gobé. Je me souviens d’un copain de l’université qui avait déménagé aux États-Unis et qui avait suscité l’admiration de tout le monde. Pourtant, nous ignorions totalement si ça se passait bien ou s’il vivait correctement. Mais on était contents pour lui parce qu’il « était aux États-Unis ». Comme s’il avait accédé au paradis, comme s’il avait réussi dans la vie. Avec les années, nous sommes devenus beaucoup plus critiques, notamment depuis que nous vivons en Europe. Même s’il y en a toujours eu, on constate qu’il y a de plus en plus de films commerciaux, notamment américains, qui se permettent d’être critiques envers la société américaine. Les violences policières aux États-Unis, dont tout le monde a désormais entendu parler, ont mis en lumière notre propre film. C’est beaucoup plus difficile aujourd’hui d’exporter des messages de propagande. Nous avons bien vu qu’en Europe, entre le moment où nous avons emménagé en Espagne et aujourd’hui, plus personne n’est dupe. Diego, notre personnage, croit à cet idéal américain alors qu’Elena, elle, n’a aucune fascination pour le pays.
Alejandro Rojas : Il n’y a pas de rêve américain, il y a un cauchemar. En revanche, même s’il est vrai qu’on nous sert souvent des images de propagande, il ne faut pas oublier le cinéma américain des années 60 et 70, un cinéma que j’aime beaucoup, plein de films qui me parlent et que je regarde en boucle. C’était un cinéma engagé politiquement, qui ne s’excusait jamais de l’être, ouvert et conscient de ce qu’il racontait. Aujourd’hui, le cinéma américain a changé. Des voix intéressantes émergent bien sûr, et me plaisent, mais je reviens toujours au cinéma des années 70.
« BORDER LINE est absolument politique mais il ne pouvait pas être uniquement politique. »
Alejandro Rojas
Quand vous écrivez BORDER LINE, quand vous le préparez et le découpez, sentez-vous le poids du cinéma américain ?
Juan Sebastián Vasquez : Bien sûr, car c’est le cinéma qu’on a regardé. Dans BORDER LINE, je vois des traces d’UN APRÈS-MIDI DE CHIEN de Sidney Lumet.Mais c’est de l’ordre de l’inconscient. Au début, nous n’avions pas conceptualisé le film comme un thriller social, nous voulions simplement raconter ce qui nous arrivait à l’aéroport. Mais on est forcément le fruit de nos influences, pour le pire comme pour le meilleur. Notre monteur italien qui vit à Barcelone, Emanuele Tiziani, a donné un certain rythme au film, à son tempo, qu’on peut trouver dans certaines productions américaines.
Le passage de la douane américaine, c’est un moment très particulier pour un étranger, très stressant. Comment êtes-vous parvenus à reconstituer à l’écran cette tension singulière dans BORDER LINE ?
Alejandro Rojas : Il fallait se souvenir de ce que nous ressentions nous-mêmes dans cette situation ; et au moment du « contrôle supplémentaire », se remémorer de la peur qui nous étreint soudain, de notre vulnérabilité, de notre solitude face à l’inconnu – Soit les agents ne vous adressent pas la parole, soit ils vous posent une poignée de questions : dans tous les cas, c’est très déplaisant. Le principal, c’était d’essayer de rendre à l’écran la tension que cette situation génère. Et cette tension, nous avons essayé de la reconstituer à travers les dialogues. À travers aussi les questions qu’ils posent au premier comptoir – « Que faites-vous aux États-Unis ? », « Puis-je voir votre passeport ? », « Mettez vos doigts sur la plaque ». Quand Diego transpire face à l’agent, c’est nous qui transpirons, c’est ce qu’on a vécu. Nous aussi, nous avions tous nos anciens passeports avec nous, même si ça a l’air d’être complètement dingue – c’est comme ça qu’on nous a appris à nous comporter à la douane américaine. On a pensé qu’il serait intéressant que les spectateurs fassent connaissance avec les personnages à travers l’interrogatoire. C’est aussi la raison pour laquelle on commence le film de manière si directe : voilà une femme et un homme qui partent en voyage et voilà ce qui se passe. Le film n’a pas démarré depuis 5 minutes qu’ils arrivent au « contrôle supplémentaire », ils sont très rapidement amenés dans la petite pièce d’interrogatoire. Au bout de 30 minutes, il y a la première révélation. On ne l’a pas forcément fait exprès, mais le récit était chronométré, réglé comme du papier à musique. Pour revenir au montage et à l’excellent monteur qu’est Emanuele, il fallait accompagner cette structure par un rythme qui maintenait la tension à son maximum, un rythme pas excessif mais jamais trop lent non plus, comme s’il arrivait à un point d’ébullition sans jamais l’atteindre.
Et à l’image ?
Alejandro Rojas : Concernant le cadrage, le fait que Juan Sebastián a assuré la direction de la photographie a beaucoup facilité le travail. Nous avons fait un travail précis sur le placement de la caméra, sur les angles et les objectifs, en nous posant toujours la question de « pourquoi » ce point de vue. C’était très préparé. Nous avons eu aussi la chance de pouvoir tourner de manière chronologique, ce qui a beaucoup aidé les acteurs bien sûr, mais aussi toute l’équipe car la tension du récit ne cessait de grandir jour après jour sur le plateau.
Comment s’accommode-t-on de filmer des endroits aussi ingrats qu’une salle d’attente ou une salle d’interrogatoire du service d’immigration d’un aéroport ? Quelles sont les parts de réalisme et de cinéma ?
Juan Sebastián Vasquez : Nous savions que nous voulions un film réaliste dès le début. Par exemple, hors de question d’avoir des mouvements de caméra ostentatoires qui sortiraient le spectateur de l’histoire ou lui feraient sentir qu’on est au cinéma. Il fallait qu’il soit assis dans cette pièce avec les personnages. Pour conserver la tension, nous ne bougions la caméra uniquement quand elle le devait. Quant à la lumière, on aurait pu faire des choix plus cinématographiques – les salles d’interrogatoire ont tendance à être plus sombres dans la vie – mais aux répétitions, on a vu que ça ne marchait pas. Et puis on ne voulait pas travailler l’éclairage au point que le spectateur ait l’impression qu’on la manipulait en studio. Ce que j’ai fait, c’est que j’ai préparé une lumière centrale pour la pièce d’interrogatoire, et je ne l’ai jamais touchée. Nous avions un petit budget, nous devions tourner vite : impossible de modifier la lumière à chaque changement d’axe. Nous avions deux caméras. L’une pour filmer le personnage qui posait les questions et l’autre pour les plans de réaction, dialogues et langage corporel confondus. Toute la technique convergeait à servir le réalisme dans un souci d’immersion. BORDER LINE est un film de dialogues. Nous devions savoir exactement comment le découper afin qu’il ne soit pas ennuyeux à regarder pour le spectateur. Ce sont les dialogues qui guidaient le découpage et les choix esthétiques.
Alejandro Rojas : On nous demandait souvent sur le tournage, puisqu’on tournait à deux caméras, quelle était la A et quelle était la B. On se rend compte aujourd’hui qu’il y avait deux caméras A. Le film traite de ce qui est dit mais aussi de ce qui est tu ; de qui réagit et qui ne réagit pas.
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Réalisateur : Juan Sebastián Vásquez, Alejandro Rojas
Avec : Alberto Ammann, Bruna Cusí, Ben Temple
Pays : Espagne
Durée : 1h17