À FEU DOUX : entretien avec Sarah Friedland
Chorégraphe, réalisatrice de films expérimentaux, aidante pour des artistes atteints de démence, Sarah Friedland, la trentaine, a déjà mille vies derrière elle. Pour son premier long-métrage, À FEU DOUX, elle les convoque toutes pour faire le portrait émouvant, mais jamais tire-larmes, d’une octogénaire qui perd la mémoire au moment de son entrée en maison de soins. Un film en lutte contre l’âgisme et qui montre qu’être vieille, c’est aussi, et surtout, être toutes les femmes de notre vie en même temps.

Dix ans, c’est le temps qu’il vous a fallu pour écrire, produire et réaliser À FEU DOUX. Quelle a été la première image qui vous est venue à l’esprit quand vous l’avez imaginé ?
Sarah Friedland : La première image, c’était vraiment ce personnage de femme se déplaçant dans sa maison pour la dernière fois. Je ne me souviens plus exactement quelle partie j’ai écrite en premier, car c’était il y a longtemps, mais je me rappelle avoir écrit une scène où elle pensait se préparer pour un rendez-vous, elle s’habillait, cuisinait, des activités très banales chez elle. Et je l’ai écrite en ayant en tête qu’elle ne saurait pas que c’était son dernier matin dans cette maison.
Pourriez-vous décrire le processus d’écriture de ce « coming of old age » ?
En bien des points, j’ai appris à écrire un scénario en révisant ce script encore et encore. Avant ça, je n’avais fait que des films de danse expérimentaux et des installations vidéo. À FEU DOUX était ma première tentative de travail narratif – même s’il y a de la narration dans mes films de danse, ils sont principalement non scénarisés. Le processus a commencé par le mouvement. Je considère l’écriture de scénarios comme une sorte d’enchaînement de mouvements. Même si j’écrivais dans un format traditionnel, la première ébauche, il y a des années, était simplement d’imaginer les routines de Ruth. Routine qu’elle exécutait pour la dernière fois dans cette maison qu’elle avait toujours connue, et pour la première fois, dans cet EHPAD qu’elle découvre. Il me fallait cartographier les différences dans sa façon de se déplacer, comment ses routines changent alors qu’elle n’a plus une totale indépendance, et ce que l’introduction de l’aide signifie dans sa vie. C’était la première ébauche. L’idée du « coming of old age » m’est venue en deux temps. Le premier, c’est quand j’ai travaillé comme aide-soignante en 2017 pour des artistes et créatifs new-yorkais atteints de démence. J’ai remarqué que mes patients ne me voyaient pas nécessairement comme plus jeune qu’eux ; ils s’identifiaient à moi, même si j’avais la vingtaine. Il y avait un côté jeu de rôle : j’étais leur amie, leur petite amie, leur assistante. Il y avait une fluidité dans la façon dont ils s’identifiaient en termes d’âge ; ils ne se voyaient pas comme des personnes âgées figées. Et l’effet réciproque fascinant, c’est que j’ai commencé à m’identifier à eux et j’ai réalisé que notre âgisme vient du fait que l’on pense que les personnes âgées sont « autres », alors qu’elles sont simplement nous dans quelques années. Leur humanité n’est pas différente de la nôtre. Autour de la même période, j’ai lu un livre de Lynne Segal, une merveilleuse universitaire britannique, intitulé « Out of Time : The Pleasures and Perils of Aging ». Elle y parle de l’idée de « vertige temporel » : les personnes âgées peuvent expérimenter tous les « soi » qu’elles ont été, ce qui les rend de tous les âges et d’aucun âge à la fois. Ça m’a fait réaliser que nous pouvons tous accéder à ça, que nous ayons 80 ou 20 ans. Nous portons en nous tous les « soi » que nous avons été. Ça a été la première indication pour moi que je n’allais pas écrire un script sur une vieille dame fixe, comme la plupart des personnages âgés. Ruth allait accéder à tous les « soi » qu’elle avait été. Ensuite, le « coming of old age » est arrivé parce que j’ai réalisé que la plupart des récits au cinéma autour des personnes âgées, surtout celles ayant une perte de mémoire, tournent autour de la tragédie du déclin, de la perte de soi, ou même de l’horreur psychologique. Quand on utilise ce type de récit pour parler de jeunes personnes, on parle de transition, de devenir une version différente de soi-même. Il y a une perte d’innocence, de jeunesse, mais on ne dit jamais qu’ils se sont « perdus ». J’ai donc pensé que je pouvais, en tant que jeune personne, « emprunter » ce genre pour montrer Ruth traversant cette transition, avec des pertes, bien sûr, mais sans en faire une tragédie. J’ai utilisé ce genre pour trouver une façon différente d’aborder ce moment de la vie d’une femme, avec moins de gravité.
« Quand j’ai réalisé que j’écrivais un ‘coming of age’ j’ai commencé à m’amuser avec les codes du genre. »
Quand on a un personnage plus jeune, le « coming of age » est aussi un processus d’apprentissage. Il semble que Ruth, elle aussi apprend : à être plus âgée, à aborder cette nouvelle partie de sa vie…
Absolument ! C’est une partie cruciale du genre. Et elle apprend non seulement à être dans cette partie de sa vie, mais aussi à accepter l’aide. Elle est tellement indépendante ! Nous vivons dans une société qui voit l’aide comme une dépendance plutôt que comme une interdépendance. Il y a un processus d’apprentissage pour recevoir cette aide sans y voir un échec ou un fardeau. Quand j’ai réalisé que j’écrivais un « coming of age » j’ai commencé à m’amuser avec les codes du genre. Par exemple, la scène où elle danse avec son fils, j’y voyais une sorte de scène du bal de promo.
Vous vous amusez aussi de la représentation des personnes âgées. Ruth n’est pas du tout la petite vieille que l’on imagine. Elle est loin d’être éteinte ! Dans la première scène, où elle se prépare pour ce rendez-vous : pour elle, c’est un rendez-vous galant, elle est prête à séduire. Elle n’est pas « à la retraite » de la séduction !
Il y a deux versions du stéréotype de la femme âgée au cinéma. L’une est la douce petite vieille, celle qui a « pris sa retraite » de la vitalité. Elle n’a ni sexualité, ni ambition. Elle est docile et infantilisée, et n’apparaît parfois que pour partager son amour maternel avec un personnage plus jeune. L’autre version, c’est ce que je décrirais comme « les vieux disent les choses les plus drôles » : elle est fabuleuse, n’a aucun problème de mobilité, aucune déficience cognitive, son corps n’a pas été touché par l’âge, et elle vit une vie incroyable. C’est un peu la version qu’on voit dans des films comme LE BOOK CLUB. Dans ce cas, sa sexualité est souvent matière à plaisanterie, comme si c’était hilarant qu’elle reste sexuelle. Je trouve ces deux extrêmes vraiment problématiques. Je crois que ces stéréotypes viennent de l’idée que dès que les gens quittent le marché du travail et ne sont plus « productifs » comme on l’attend dans le capitalisme, on les considère comme n’ayant plus de valeur. Et avec les femmes en particulier, une fois qu’elles ne sont plus activement des mères, on ne sait plus quoi en faire dans nos récits. Elles tombent alors dans ces stéréotypes. Ce que j’ai vu, c’est que mes patientes et mes grand-mères étaient pleines d’ambition, de désirs et de rêves jusqu’à la fin. Et la sexualité est une part si importante de l’identité d’une personne, elle ne disparaît pas. Tout simplement parce que nous vivons jusqu’à ce que nous ne vivions plus, n’est-ce pas ?
Vous mentionnez vos grand-mères. Vous vous êtes inspirée d’elles pour créer Ruth ?
L’inspiration originale était ma grand-mère paternelle. C’était une éditrice de poésie, vive, féroce, personne ne l’aurait décrite comme chaleureuse. Elle n’avait absolument rien de « mignon », à part le fait qu’elle était très menue. Elle était dominante et intimidante jusqu’à la fin. C’était une intellectuelle dont le sens de soi était profondément enraciné dans son expression linguistique. Elle était si fière de sa maîtrise du langage ! Je n’oublierai jamais cet énorme dictionnaire qu’elle avait sur un pupitre chez elle. Chaque fois que quelqu’un avait une question sur un mot ou n’était pas sûr de la signification de quelque chose, elle vous envoyait le chercher dans le dictionnaire. Elle était incroyablement précise avec le langage. Quand elle est devenue non-verbale à cause de sa démence, ma famille, dans son chagrin, a commencé à la pleurer comme si elle n’était plus là. Pourtant, elle était bien là, mais son expression était devenue entièrement physique et corporelle. Cet écart entre la personne que nous pleurions et la personne qui persistait m’a vraiment hantée pendant de nombreuses années. C’était l’inspiration initiale. Et aussi de voir l’écart entre son comportement et nos idées préconçues sur les femmes âgées. Cependant, la Ruth que l’on voit à l’écran ne ressemble plus tellement à ma grand-mère. Au fil des années d’écriture, elle a pris des teintes de différents clients dont j’ai pris soin. Et bien sûr, la performance de Kathleen Chalfant est ce qui lui donne vraiment vie. Elle lui a apporté énormément de texture et de nuances. J’avais aussi à l’esprit une certaine génération de féministes et d’artistes qui ont ouvert la voie à notre génération. Pour elles, l’indépendance, la liberté et la création d’une vie qui leur était propre n’étaient pas acquises. J’essayais d’imaginer ce que ce serait pour ces femmes créatives d’expérimenter les soins et de voir leur indépendance changer à cause du besoin d’aide. J’ai d’ailleurs eu le privilège de prendre soin d’une artiste extraordinaire qui faisait partie de ce milieu d’artistes féministes des années 60, dans ce mouvement contre-culturel. Ruth est un peu la somme de toutes ces femmes.
« Une fois que les femmes ne sont plus activement des mères, on ne sait plus quoi en faire dans nos récits. »
Ce qui est intéressant d’ailleurs dans le film, c’est que Ruth ne se définit pas tant par sa maternité que par son métier, celui de cuisinière…
C’était sa profession, sa passion. Et je pense que c’est ce qui persiste. J’imaginais que peut-être, à un certain moment de sa jeunesse, elle ne voulait pas d’une famille nucléaire domestique et, pour une raison quelconque, ça a changé plus tard. Dans le film, elle revient à cette version d’elle-même qui avait choisi de ne pas le faire. Je suis arrivée à la cuisine parce que je savais que ce serait une femme créative, artistique, et j’ai exploré différentes versions de ça. À un moment donné, j’ai pensé qu’elle pourrait être écrivaine, mais je voulais que la créativité de Ruth s’exprime à travers tous ses sens. En particulier parce que j’essayais de trouver un langage pour que sa perspective ressorte, non pas à travers sa cognition, mais à travers son expérience sensorielle et corporelle. Parce que je pense que cette narration de la tragédie du déclin dont nous parlions vient du fait de voir quelqu’un principalement comme son soi cognitif. Et je pense que nous sommes tous bien plus que notre cognition. Nous donnons un sens à nous-mêmes et au monde qui nous entoure à travers nos sens. Je voulais donc trouver une forme pour son art qui ferait appel à tous les sens. Et bien sûr, la cuisine, c’est gestuel, c’est tactile, c’est visuel, c’est olfactif, c’est tout cela. Mais en plus, il me semblait que si son personnage allait jouer avec ces stéréotypes maternels, la nourriture serait assez intéressante. Bien sûr, la cuisine est perçue comme un travail domestique, un travail de femmes, mais professionnellement, c’est un secteur dominé par les hommes. J’ai eu la chance d’échanger avec Mollie Katzen, une auteure américaine de livres de cuisine très appréciée et renommée. Elle a grandi à un moment où les femmes chefs commençaient à percer dans la scène culinaire américaine au début des années 70. Nous avons eu de longues conversations sur la relation entre le féminisme et la cuisine. Et puis, bien sûr, j’avais Julia Child et d’autres références en tête, c’était amusant de leur rendre hommage.

Le film a été tourné dans une véritable maison de retraite et vous avez travaillé avec les personnes qui y vivent et le personnel. Comment s’est déroulée cette collaboration ?
Oui, on a tourné dans ce lieu qui s’appelle Villa Gardens, qui est ce qu’on appelle une « Continuing Care Retirement Community » (résidence de services avec soins continus, ndlr) aux États-Unis. Cela désigne tout établissement où il y a différents niveaux de soins, allant de l’autonomie à l’assistance. Après avoir travaillé comme aide-soignante, j’ai commencé à enseigner le cinéma aux personnes âgées. Il m’est apparu que si nous allions faire ce film anti-âgisme, qui voit les personnes âgées comme ayant toujours du talent, de l’ambition et des compétences, même lorsqu’elles reçoivent des soins, nous devions le faire avec une méthodologie qui corresponde à cette politique. J’ai alors cherché un établissement de soins qui répondait à plusieurs exigences. D’abord, je voulais raconter une histoire claire sur l’identité de classe de Ruth, l’imaginant issue d’un milieu ouvrier, puis traversant un changement et une ascension sociale. Elle entre dans cet établissement très haut de gamme et se dit : « Qui sont tous ces riches ? » Je pense qu’elle s’identifie à la version plus jeune d’elle-même et est plus attirée par les aides-soignants que par les autres pensionnaires en raison de cette identité de classe. Ensuite, je cherchais un endroit qui avait les ressources nécessaires pour prendre soin des résidents et du personnel pendant que nous étions là, car nous avions une production à micro-budget. Mais le plus important, c’est que nous cherchions un endroit avec une culture d’apprentissage tout au long de la vie. La plupart des établissements de soins ne veulent pas d’une équipe de tournage qui vient faire une résidence d’artiste expérimentale et un échange pédagogique. J’ai donc cherché longtemps le bon endroit. Villa Gardens a une histoire fascinante. C’est un établissement assez particulier. Il a été fondé il y a environ 100 ans par un groupe d’enseignantes célibataires qui ont mis leurs fonds en commun pour créer leur propre collectif de soins. Il a donc cette origine féministe et attire encore aujourd’hui de nombreux enseignants à la retraite. Il y a un esprit d’apprentissage qui a rendu cela possible. Le premier pas a été que les résidents ont donné le feu vert au film, pas les financiers ou une société de production. Leur directeur m’a dit : « J’adore ce que vous faites, vous m’avez convaincu, mais nous ne le ferons que si les résidents le veulent, car c’est leur maison. » J’ai donc présenté le film à une réunion de résidents, avec 100 à 150 personnes, et ils ont voté pour. J’en ai fait de même auprès des soignants. Le processus a d’abord impliqué un atelier de cinéma de cinq semaines, où moi-même, les chefs de département de notre film et la comédienne Carolyn Michelle, qui joue Vanessa, avons enseigné le cinéma de A à Z. La semaine 1 était consacrée à l’écriture de scénario, la semaine 2 à la mise en scène, la semaine 3 au jeu d’acteur, etc. La première session de chaque semaine était dirigée par un membre différent de notre équipe sur son domaine. Et lors de la deuxième session de la semaine, ils réalisaient un court-métrage de leur propre conception. Chaque semaine, tout le monde changeait de rôle. Si vous jouiez une semaine, vous écriviez la semaine suivante. Ainsi, tout le monde a eu un aperçu des différents départements. Les gens ont trouvé leurs intérêts et leurs talents, puis se sont inscrits au département où ils voulaient travailler. Les résidents ne jouent pas seulement dans le film, mais ont également rejoint notre équipe – c’était génial. Avec ce procédé qui leur a permis d’appréhender le fonctionnement d’une équipe et les mécanismes d’une production, les résidents ont appris à connaître toute notre équipe. S’est alors développé un sentiment de compréhension et de consentement. En même temps, pendant ces cinq semaines, nous avons pu rencontrer chaque département de la maison de retraite pour non seulement parler de leur travail afin d’obtenir des détails précis sur les soins, mais aussi pour comprendre les rythmes de leurs horaires. Ensuite, nous avons créé le calendrier de production en fonction de cela. Cet atelier nous a permis d’intégrer la production à la communauté parce que nous nous connaissions tous à ce moment-là et nous nous étions préparés à nous adapter à leur monde. Par exemple, avec Gabe Elder, le directeur de la photographie avec qui je travaille, nous avons mis en place un plan de production malléable afin de ne pas déranger outre-mesure les soins et le travail du personnel sur place.
« Nous voulions que la caméra soit très, très sensible aux changements de sa posture. »
La place de la caméra est intéressante dans À FEU DOUX : elle est très peu mobile, vous privilégiez les plans fixes, à hauteur de Ruth. Ce sont toujours les autres qui doivent rentrer dans son espace, se mettre à sa hauteur, et pas l’inverse…
L’une des premières choses qu’on apprend en soins de la mémoire, c’est que les différences de posture peuvent être très aggravantes pour une personne souffrant de pertes de mémoire. Si vous êtes assis et que la personne qui vous soigne se tient debout au-dessus de vous, cela peut être très intense. Donc, on apprend à rencontrer quelqu’un à hauteur des yeux. Nous imaginions donc que la caméra serait à cette position la plupart du temps, et quand nous choisissons de ne pas l’être, c’est très spécifique. Mais elle est généralement à la hauteur des yeux de Ruth, et comme vous l’avez dit, elle laisse tous les autres entrer dans le cadre. Le choix de l’immobilité venait de l’idée d’une perspective incarnée. Il n’y a que deux plans où la caméra remplace le regard de Ruth. Plus généralement, nous voulions créer une perspective où c’est le point de vue de Ruth, mais ce point de vue n’est ni cognitif ni visuel. Sa perspective est présente à travers une attention minutieuse au corps de Kathleen. Nous pensions que la caméra devait être suffisamment immobile pour que les plus petits mouvements aient une plus grande portée. Par exemple, le simple fait de retourner sa paume, qui est un si petit mouvement, devait donner l’impression d’avoir l’ampleur d’une danse du corps entier. C’est en partie de là que venait l’immobilité : nous voulions que la caméra soit très, très sensible aux changements de sa posture, de son expression et de ses petits gestes.
Je crois que je connais déjà la réponse, mais est-ce un film qui a été difficile à financer ?
Oui, c’est pour ça que ça a pris si longtemps ! J’ai écrit la première ébauche en 2012, quand j’étais encore étudiante. D’habitude, je compte plutôt le début de la production au moment où j’ai envoyé une première ébauche de mon script à une société de production, soit en 2016. Des producteurs s’y sont intéressés en 2017 et le film est passé par le Berlinale Script Lab la même année. Ce fut une production difficile à financer parce que mon parcours était dans les films de danse expérimentaux, alors que ce long-métrage est scénarisé. Mais, surtout, le principal « problème » était que le projet du film, de par son sujet notamment, n’était pas considéré comme commercialement viable. Nous avons présenté le projet à tous les fonds indépendants aux États-Unis, et nous avons été rejetés par chacun d’entre eux. Finalement, nous avons dû le financer en dehors du circuit indépendant, en rassemblant de très petites subventions et des dons. Aux États-Unis, ce type de financement se retrouve traditionnellement plus dans le documentaire que dans la fiction. Ça a pris des années pour se mettre en place, et nous avons dû le faire avec beaucoup moins d’argent que ce que nous avions initialement imaginé. J’ai dû raccourcir le scénario pour qu’il tienne en 18 jours et demi de tournage. Mais vous n’imaginez pas le nombre de réunions où des gens m’ont dit : « Ce n’est pas sexy. » Et je leur répondais, respectueusement, que je pensais qu’ils avaient tort, parce que : premièrement, comme Ruth, le film a de la sexualité et du désir – c’est une forme de sensualité que nous n’avons pas l’habitude de voir. Et deuxièmement, que c’est un sujet à aborder car c’est quelque chose dont les gens ont peur de parler. Il y a une peur profonde du vieillissement, or cela nous arrive à tous. Et la réalité est qu’en Amérique, et comme dans beaucoup d’autres pays dans le monde occidental, non seulement l’âgisme est une forme de préjugé que nous ne voulons pas reconnaître, mais le travail de soin est profondément dévalorisé et sous-rémunéré. Personne ne veut en parler et pourtant, le nombre de personnes âgées en Amérique va doubler d’ici 2060. Le nombre de personnes âgées ayant besoin de soins va également doubler. C’est quelque chose dont nous avons si peur et pourtant avec lequel nous devons composer.
La carrière du film vous donne raison d’avoir abordé ces sujets : vous avez obtenu trois prix à la Mostra de Venise en 2024 (Lion du Futur alias Meilleur premier film, meilleure actrice et meilleure réalisation dans la section Orizzonti). Que retenez-vous, au bout du compte, de cette expérience ?
Je crois que je suis venue avec une certaine peur du pouvoir. La peur que si je m’appropriais pleinement l’autorité de réalisatrice, cela nuirait à la collaboration. Et j’ai découvert le contraire : en fait, une fois que j’ai pleinement assumé ce rôle d’autorité, les collaborations sont devenues meilleures, plus sûres et plus fructueuses. C’est quelque chose que je veux absolument emporter avec moi sur d’autres productions. Sur un plan plus personnel, même si je pense que je le savais déjà, faire la connaissance des personnes âgées de cette communauté m’a vraiment confirmé à quel point il y a une vie à vivre jusqu’à la fin. Ces personnes âgées avaient besoin de soins, mais elles vivaient tout autant que moi ! Et je pense que même si j’ai passé la majeure partie de ma vingtaine avec des gens de 80 et 90 ans, je continue en quelque sorte à désapprendre l’âgisme qui m’avait été inculqué par notre société.
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De : Sarah Friedland
Avec : Kathleen Chalfant, Katelyn Nacon, Carolyn Michelle Smith, H. Jon Benjamin
Pays : États-Unis
Durée : 1h30