SPRINGSTEEN – DELIVER ME FROM NOWHERE

12/10/2025 - Par Aurélien Allin
Avec le Bruce Springsteen tourmenté et dépressif de « Nebraska », Scott Cooper trouve un sujet en adéquation parfaite avec son cinéma de la retenue et de la démythification de l’Amérique. Une splendeur qui s’affranchit des conventions du genre.

DELIVER ME FROM NOWHERE marque une rencontre si logique qu’elle en paraissait presque inéluctable entre le réalisateur Scott Cooper et Bruce Springsteen. Deux hommes nés et élevés dans une Amérique populaire qui, dans leurs films et leurs chansons, n’ont cessé de dépouiller leur pays de son triomphalisme. La conjonction de leur univers a d’autant plus de sens que, dans DELIVER ME FROM NOWHERE, Scott Cooper raconte un court instant de la carrière du Boss : quelques mois tout au plus, lorsqu’en 1981, Springsteen, alors en pleine ascension après les albums « Born To Run », « Darkness On The Edge of Town » et « The River », prit le temps du recul. Alors que sa maison de disques souhaitait le voir se remettre au turbin immédiatement après la fin d’une tournée épuisante, attendant ainsi de lui qu’il « nourrisse la machine » – le portrait de l’industrie que fait le film se révèle aussi acerbe que drôle –, Springsteen se retira dans une maison de location du New Jersey, non loin des lieux de son enfance, et enregistra quasi-seul, sur un 4-pistes, ce qui deviendra son album le plus introspectif et austère : « Nebraska ».

Une collection de chansons, à contre-courant des rugissantes 80’s, sur les impasses du rêve américain, les colères intérieures de criminels en bout de course, les luttes quotidiennes de cols bleus dont les espoirs s’écrasent sur le mur de la réalité – certaines inspirées de propres souvenirs d’enfance de Springsteen. La guitare est aride, l’harmonica lancinant, le chant oscille du fatalisme à l’énergie du désespoir, les effets d’écho donnent à ces complaintes des atours fantomatiques. Loin du son parfois entraînant, souvent foisonnant, des arrangements du E Street Band, Springsteen, tout en minimalisme, ronge son style à l’os. Une retenue qui, depuis 15 ans, caractérise également le cinéma de Scott Cooper, arpenté par des personnages en pleine crise morale ou existentielle, taiseux d’avoir trop souffert, brinquebalés par le destin, ignorés par le rêve américain. Et si ses BRASIERS DE LA COLÈRE, remarquable plongée dans l’âme torturée d’hommes auxquels le patriotisme belliqueux a tout pris, avait tout l’air d’une version filmique d’une chanson de Springsteen, pas de hasard : Scott Cooper l’avait écrit en écoutant « Nebraska ».

Le Bruce que filme Cooper n’est ainsi pas le Boss tout feu tout flamme mais un homme perturbé, incapable d’avancer, dont les blessures passées refont surface. Raison sans doute pour laquelle le cinéaste ne cherche jamais la ressemblance entre Springsteen et son interprète, Jeremy Allen White – dont la virilité presque maladroite est déjà, en elle-même, un trésor de storytelling. DELIVER ME FROM NOWHERE donne en de rares moments la sensation d’emprunter les tropes du film biographique – une quinzaine de minutes où Springsteen enchaîne les compositions de chansons sans réel avancement dramaturgique ; deux courtes scènes superfétatoires où son manager explique à son épouse la psyché de son protégé. Il va, au contraire, s’en détourner de la plus belle des manières. Sa structure refuse la rigidité d’un découpage en actes visibles et préfère l’errance, les silences, les non-dits. Aussi méditatif que narratif, DELIVER ME FROM NOWHERE ne cherche pas tant à verbaliser le mal être de Springsteen, à le construire artificiellement en une suite de scènes signifiantes, qu’à mener le spectateur à le ressentir, à le comprendre. Sans doute parce que Scott Cooper a saisi que la dépression n’a pas tant une origine définie qu’elle est un état diffus, singulier, propre à chacun.

Cotonneux, porté par un flot tout en accélérations et décélérations impromptues, en exaltants moments de gloire et la descente qui leur succède (l’enregistrement de « Born In The USA », splendide), en solitude écrasante et en amitiés introverties (la belle relation entre Springsteen et son manager Jon Landau), le récit ne se prive pas pour autant d’explorer une des cicatrices béantes du chanteur : sa relation avec son paternel et, par ricochet, aux prétendus rôles associés à la masculinité (mari, père). Cooper, qui a perdu son propre père juste avant le tournage, y trouve les plus terrassants moments d’émotion de son film. Loin d’un usage figé ou fonctionnel des flashbacks, il met en relation passé et présent dans de poignants champ/contre-champ où l’adulte observe l’enfant. Les souvenirs reprennent, à l’image près, là où on les avait laissés précédemment en une sorte de flux ininterrompu dont les échos ne s’évanouissent jamais vraiment. L’adulte remplace l’enfant pour un face-à-face impossible au-delà du temps. En arrière-plan, Cooper capte une Amérique automnale, aux promenades de bords de mer en ruines, décor dans lequel Springsteen s’inclut lui-même avec ses traumas, en un acte d’empathie dévorant. Parce qu’il amplifie dans « Nebraska » ses sentiments les plus enfouis et affronte ses blessures, le chanteur offre une voix à tous ceux qui n’en ont plus. Et DELIVER ME FROM NOWHERE, en mêlant l’intime indicible et sa manifestation visible – l’œuvre d’Art –, constitue une terrassante ode à la création et à l’intégrité artistique comme thérapie et vecteur de lien social. Scott Cooper s’attaque à la face intime du Boss, met en exergue ses grandeurs, ses failles, ses fautes, et accomplit ce qui fait courir Springsteen : « Trouver une réalité à travers le bruit ».

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Sortie : 22.10.25
De : Scott Cooper
Avec : Jeremy Allen White, Jeremy Strong, Stephen Graham, Odessa Young
Pays : États-Unis
Durée : 2h
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