Cannes 2025 : THE PHOENICIAN SCHEME

18/05/2025 - Par Renan Cros
Colonialisme, patriarcat et éclats de violence : Wes Anderson expose son cinéma au chaos du monde. Une fable acide qui, derrière la fantaisie, pique comme il faut.

Promu « cinéaste Instagram » par une époque qui ne s’intéresse qu’à la surface, Wes Anderson est bien plus un cinéaste expérimental qu’un faiseur populaire. C’est tout le malentendu qui entoure son esthétique attrayante, ce minimalisme coloré que l’on a vite fait de réduire à une forme de chic, de déguisement de cinéma qu’on pourrait enfiler à l’envi. Si sa trilogie de l’aventure (THE DARJEELING LIMITED, MOONRISE KINGDOM et THE GRAND BUDAPEST HOTEL), romanesque et joyeuse, a fait de lui un auteur sur la carte du cool, c’était oublier la dimension radicale, mélancolique et métaphysique de son univers. ASTEROID CITY, peut-être son chef-d’œuvre, avait rappelé les fondamentaux : les films de Wes Anderson déforment la réalité, l’habillent du beau, pour mieux voir à travers les abîmes qui la trouent.

Après le vide existentiel d’ASTEROID CITY, voici donc le chaos qui débarque en meute. Film entropique et furieux, THE PHOENICIAN SCHEME s’ouvre dans le fracas d’un homme qui explose et d’un avion qui se crashe. Dans une image aux couleurs délavées, comme un film de Wes Anderson qui aurait décoloré au soleil, on nous présente Zsa Zsa Korda par sa légende et par sa mort. Ou presque. Un colosse, un titan, une menace, un véritable ogre, en fait un homme d’affaires sans pitié qui, soudain, se redresse devant nous. Après un bref passage dans l’au-delà dans un noir et blanc bergmanien, Zsa Zsa revient et il n’est pas content. La carrure massive et le visage marqué de Benicio Del Toro (parfait) donnent le ton d’un film à la fois séduisant et mal-aimable, un film cabossé qui avance coûte que coûte. Menacé de toute part, Zsa Zsa décide qu’il est temps de préparer sa suite et de léguer son empire. Il convoque sa fille, Liesl (révélation Mia Threapleton) qui, elle, était bien décidée à fuir le monde et la mort de sa mère, au couvent. L’association de ces deux-là caractérise un film hanté par l’influence de l’écriture mordante et fantasque de Roald Dahl. Une sorte de conte pour adultes qui entraîne un ogre et sa fille sur les chemins d’un obscur deal aux quatre coins de la Phénicie.

À défaut d’amour et de sentiments, Zsa Zsa veut apprendre à sa fille à dominer, accompagné d’un professeur de zoologie égaré (Michael Cera, merveilleux). Le trio enchaîne les rencontres ubuesques sur fond de transaction incompréhensible. Et c’est tout le génie de cette fable. Raconter l’époque, sa violence, en filmant ces hommes puissants comme des enfants qui jouent. D’une partie de basket avec Tom Hanks à Mathieu Amalric patron de dancing obsédé par sa déco ou encore Richard Ayoade, révolutionnaire en carton : les aventures de Zsa Zsa et Liesl sont un apprentissage par l’absurde de la bêtise du monde. De sa violence aussi. Et c’est peut-être la première fois que le politique s’invite aussi clairement dans le cinéma d’Anderson. Face au mantra de son père – « L’important c’est qui bat qui » –, Liesl s’interroge, perplexe, sur les conséquences que cette guerre de pouvoir et d’ego a sur la vie des populations. On saigne pas mal dans THE PHOENICIAN SCHEME. Et la vue du sang dans ce cinéma qu’on a trop vite tendance à imaginer figé fait un effet fou. Comme si Wes Anderson voulait être bien certain, ici, que cette histoire parle de chair et d’os, de nous, de l’état du monde. Dans cette hypothétique Phénicie des années 1950 se joue les bases d’un monde viril et abstrait, où la bagarre est un dialogue, où les mariages se concluent comme un accord commercial, où la peur est une faiblesse, où les sentiments, c’est pour les autres.

Culminant dans une furie quasi mythologique, rejouant l’éternel combat d’Abel et Caïn, THE PHOENICIAN SCHEME, sa violence et sa noirceur, en viennent même à soudain troubler le minimalisme et la perfection du cadre, avec entre autres des plans soudains à l’épaule, une saute du son et des échappées mystiques en noir et blanc. Pour raconter tout ce qui ne tourne plus rond, Wes Anderson secoue son cinéma. Épuisant et déroutant parfois, mais constamment passionnant, surprenant et d’une étrange acuité, THE PHOENICIAN SCHEME donne l’effet d’une histoire qu’on lirait sous la couette avant d’aller dormir et qui nous empêcherait finalement d’éteindre la lumière et de fermer l’œil de la nuit. Il y a, derrière la fantaisie de ce conte, la virtuosité de cette mise en scène, la perfection de ce casting, l’acide et la violence qui font la force des récits qui servent à grandir et à mieux appréhender le monde.

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Sortie : 28.05.25
Réalisateur : Wes Anderson
Avec : Benicio Del Toro, Mia Threapleton, Michael Cera, Riz Ahmed
Pays : États-Unis
Durée : 1h41
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