Cannes 2025 : SORRY, BABY

23/05/2025 - Par Emmanuelle Spadacenta
Ce premier film, très personnel, signe l’entrée fracassante d’Eva Victor dans le cinéma indépendant américain, sous le regard bienveillant d’un producteur de luxe, Barry Jenkins.

Difficile à croire mais Eva Victor n’avait jamais écrit un scénario ni touché une caméra avant SORRY, BABY. Aux États-Unis, ses tweets humoristiques et ses courtes vidéos mises en ligne par Comedy Central ont fait d’elle une petite vedette du web et lui ont valu l’attention de Barry Jenkins, ayant décelé son potentiel. Derrière l’humour un peu noir et les crises d’anxiété tordantes d’Eva, il y a une blessure et c’est là le sujet de son premier film personnel et pourtant tout à fait fictionnel. Endossant le rôle principal d’Agnès, une jeune femme qui a été violée par son professeur à l’université, Eva Victor ne raconte pas tant l’agression – qu’elle ne montre pas mais suggère dans un agencement de plans larges très intelligent – que ce que cela signifie de vivre avec. Le trauma, la solitude qu’il engendre, ceux qui aident à le surmonter, ceux qui maintiennent la tête des victimes sous l’eau : tout ça est traité avec tact et, comme attendu, avec un détachement subtilement comique, comme la politesse du désespoir, provoquant une émotion dévastatrice. Pas du tout formatée par les codes de l’autofiction ou les tropes du cinéma indépendant américain (bien que le film ait fait sa grande première à Sundance et ait été acheté dans la foulée par la société A24), Eva Victor démarre son film comme une « womance » passionnée entre Agnès et Lydie, sa meilleure amie, qui vient passer le week-end avec elle dans cette maison qu’elles occupaient, étudiantes, et qu’Agnès habite encore, devenue professeure au sein de l’université qu’elles fréquentaient. Entre elles, le lien est si fort et si hermétique, que le spectateur ne se sent pas immédiatement bienvenu dans cette histoire. Au contraire, leur connivence est excluante, jusqu’à ce que derrière les rires et la complicité se révèle l’inquiétude de Lydie pour son amie, bloquée sur les lieux du crime, et son état mental. Alors seulement le public est invité à comprendre. Car comme lui, Lydie sait ce qu’Agnès a traversé mais n’a peut-être pas idée de cette douleur qui s’est durablement installée chez elle, au point de noircir son avenir de femme. Eva Victor décrit ce long lendemain de tragédie avec un réalisme inouï. Loin des pleurs attendus, le film baigne plutôt dans une sidération et une atonie fracassantes, radicalement cinématographiques, grâce à la performance tour à tour détachée et profonde de Victor. Des tête-à-tête avec elle-même d’un silence assourdissant aux rendez-vous foireux avec des interlocuteurs insensibles – qui assurent les meilleurs moments de comédie –, jusqu’à la rencontre providentielle avec une oreille attentive (John Carroll Lynch, qui vole littéralement la scène), le parcours de ce personnage meurtri, écrit d’une plume d’une grande justesse, est bouleversant de vérité. Sur la fin, ce portrait intime, si spécifique et donc si universel, devient même politique, quand Eva Victor s’enquiert de toutes ces femmes qui connaîtront un jour le sort d’Agnès. On assiste assez estomaqué à la naissance d’une cinéaste au ton singulier mais assuré, capable de raconter le pire avec le meilleur d’elle-même. Époustouflant.

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Sortie : 23.07.25
Réalisateur : Eva Victor
Avec : Eva Victor, Naomi Ackie, Lucas Hedges, John Carroll Lynch
Pays : États-Unis
Durée : 1h44
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