Cannes 2024 : THE APPRENTICE
Au début, le doute nous assaille : derrière cette patine pittoresque empruntée aux 80’s, derrière cette reconstitution bluffante des années fric, derrière cette énergie, notamment musicale, déployée à nous rappeler le bouge total qu’était New York à l’époque, derrière le cool qui dégouline d’abord de l’écran, Ali Abbasi allait-il nous servir un film tiédasse, un portrait gris de Donald Trump qui s’assurerait de ne s’aliéner ni les Républicains, ni les Démocrates ? Un de ces fameux films qui ne prendrait jamais parti comme beaucoup de réalisateurs américains nous en servent, terrifiés à l’idée de faire du « cinéma politique » ? C’est qu’au début, Ali Abbasi attribue au jeune Trump un véritable mérite : avoir une vision. Une vision pour New York : réhabiliter un quartier en perdition à côté du Chrysler Building, lui-même au bord de la banqueroute. Dire de Trump qu’il est un visionnaire, c’est peut-être trop. Disons qu’il a eu une idée. Son autre mérite, c’est d’avoir approché Roy Cohn, avocat en mission pour protéger la grandeur de l’Amérique, en croisade contre les traîtres – Jeremy Strong, magistral. Or les Trump sont accusés de discriminer les populations noires dans leur empire de l’immobilier. L’amende qu’ils risquent pourrait les ruiner. Mais Donald persuade Cohn que sa cause est juste et que la banqueroute des Trump serait un peu celle de l’Amérique. Ni une ni deux, Trump et Cohn deviennent inséparables, le second apprenant au premier, jeune apprenti, tous les rouages du monde des affaires. Parmi eux, deux règles qui présagent de la doctrine trumpiste : « admit nothing, deny everything / n’avoue rien, nie tout », précurseur du règne de la post-vérité, et « claim victory, never admit defeat / revendique la victoire, n’admet jamais la défaite », annonciateur du 6 janvier et de l’attaque du Capitole. Vouloir construire une tour et savoir s’entourer, c’est ce que concède Ali Abbasi à Donald Trump. Une fois cela établi, le portrait du futur président devient radicalement plus noir, il y est décrit comme une sangsue qui se nourrit de la misère et des malheurs de l’Amérique, de ses divisions. Une fois que Trump a pompé à Cohn tout son savoir et qu’il peut s’ériger en self-made man sans jamais créditer ceux qui l’ont créé, son père en tête, Ali Abbasi change de ton et tire à boulets rouges. Sous les traits d’un Sebastian Stan épatant, Trump s’empatte, devient voûté ; sous la méchanceté, ses lèvres se pincent en cul de poule et le monstre Trump, celui qui ruinera moralement l’Amérique, naît sous nos yeux. Pendant un moment, THE APPRENTICE n’est même plus soumis à aucune dramaturgie : Abbasi ne montre que Trump devenir Trump, sortir de voiture sous les flashs, baver sur la poitrine des femmes, rêver à des tours comme autant de symboles phalliques et abreuver la presse de punchlines. Le film devient, sans équivoque, à charge : obnubilé par la réussite et dégoûté par la médiocrité, séparant le monde entre les killers et les losers, Trump tourne le dos à son frère dépressif, viole sa femme et une fois qu’il lui a tout pris, ses relations, sa philosophie, son aide, il renie son mentor, mourant du SIDA, et désinfecte après lui, à chaque passage. Il devient une raclure, un type répugnant. Cette naissance du mal ne ménage aucun suspense et ne souffre aucune nuance, car Ali Abbasi semble également mettre le monde en accusation : déjà à l’époque, c’était un danger public, sans idéologie, sans dieu, ni maître, mais personne n’a cru bon de l’arrêter. THE APPRENTICE s’assume en règlement de comptes, contre un homme qui a terriblement abîmé la démocratie américaine, qui a inspiré les populistes de tout bord et lancé l’ère de l’infox. À mi-chemin entre l’exutoire, l’exorcisme de cinq années de cauchemar et la piqûre de rappel alors que, dans quelques mois à peine, il pourrait être réélu. Ali Abbasi est persona non grata dans son propre pays, l’Iran : ce n’est pas s’en prendre violemment au Président américain qui le ferait trembler. On salue la beauté d’un geste purement militant devenu rare au cinéma.
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Réalisateur : Ali Abbasi
Avec : Sebastian Stan, Jeremy Strong, Maria Bakalova
Pays : États-Unis
Durée : 2h