Cannes 2024 : LOCUST
Il suffit parfois d’une séquence pour savoir que l’on est entre de bonnes mains, que le cinéaste qui nous cornaque maîtrise ses intentions et la manière de les partager. Dans le cas de LOCUST, premier long du Taïwanais Keff, cette scène survient dès son ouverture : à Taipei, en 2019, alors que les émeutes à Hong Kong sont chroniquées au JT, des jeunes Taïwanais sont rivés sur leur téléphone, guère intéressés par ce qui se déroule chez leur voisin. Un plan sans coupe qui raconte une apathie généralisée au sort de l’autre que LOCUST va minutieusement déconstruire. Quelques minutes plus tard, un gang de jeunes attaque un garagiste pour lui réclamer l’argent qu’il doit à leur patron. La montée de tension est raide, écrasante même, car Keff parvient à transmettre l’imprévisibilité du moment, sans toutefois juger ses personnages – de l’écran émerge aussi leur rage ; leur violence comme seul vecteur pour l’exorciser. Ne pas croire pour autant que LOCUST se limite à un constat nihiliste d’une jeunesse laissée à la merci de ses pulsions les plus sombres. Le premier film de Keff déborde de romanesque, notamment parce que son protagoniste, Zhong-han, interprété par l’ultra charismatique Wilson Liu, fait montre d’une grande complexité. Muet – est-ce de naissance ? des suites d’une maladie ou d’un trauma ? on ne le saura pas –, il aime aller en discothèque se noyer de sons et de lumières, seul, la caméra virevoltant autour de lui, comme si demain n’existait pas. Comme si l’ombre de la Chine ne planait pas quotidiennement sur l’existence même de son pays. Comme si l’ultra libéralisme, la spéculation et la corruption galopante ne menaçaient pas l’avenir du restaurant familial tenu par son père « adoptif ». Zhong-han va se rebeller contre son gang et contre la mort programmée de ce restaurant dont les murs sont gorgés des souvenirs du quartier. Qu’il fasse montre de violence dans des scènes à la dureté digne d’ORANGE MÉCANIQUE ou qu’il la refuse avec mépris, qu’il s’élève contre son pote chef de gang, qu’il tombe amoureux de la caissière de sa supérette dans une sous-intrigue d’une rare douceur qui semblerait sortie d’un film d’Edward Yang, Zhong-han n’est jamais qu’une entité monolithique, mais bien une personne de chair et de sang, à qui Keff et Liu donnent vie par petites touches, avec patience. À la fois chevalier servant et gangster en rédemption, à mi-chemin du chauffeur de DRIVE et du garde du corps de A BITTERSWEET LIFE, Zhong-han conte, par son destin, l’adage cruel selon lequel « seuls les gagnants écrivent les livres d’Histoire ». Une tragédie que l’on voit se déployer à l’écran dans une photographie splendide, où les couleurs, le contraste et la densité des noirs capturent avec autant d’évocation les rues délabrées ancestrales et leurs néons que les quartiers d’affaires et leurs buildings aseptisés. Se joue dans ce monde binaire une lutte des classes intemporelle, universelle, où les Robins des Bois n’existent pas, où le crime s’allie toujours aux plus forts. Où la rage des opprimés, ultime légitime défense, sera toujours jugée irraisonnée. Un portrait de l’époque qui frappe fort et juste.
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Réalisateur : Keff
Avec : Wilson Liu, Rimong Ihwar, Devin Pan
Pays : Taïwan / France
Durée : 2h15