28 ANS PLUS TARD
Avec ses images de Londres vidée de ses habitants, hantée par le silence et l’absence, 28 JOURS PLUS TARD avait créé un monde où l’humanité endurait subitement le choc de sa fragilité et de sa mortalité. Danny Boyle y attachait l’un de ses thèmes fétiches – la peur du groupe, qui dévore et digère l’individu, qui nie sa singularité, l’emprisonne dans le déterminisme et le noie dans le conformisme. Depuis, les images du film ont été rattrapées par celles de la pandémie de Covid et ses thématiques par le séisme du Brexit, stigmate d’une faille profonde qui a fracturé le tissu social britannique et, terrible retour en arrière, lui a fait retrouver son insularité. Près de 25 ans plus tard, Danny Boyle et son scénariste Alex Garland se retrouvent pour une suite à ce grand film et usent remarquablement du contexte contemporain qu’il avait prophétisé.
28 ans après le début de l’épidémie de rage. L’Europe continentale a vite éradiqué le virus, mais le Royaume-Uni, dévasté, est mis au ban du monde. Des patrouilles navales surveillent les frontières maritimes et rien ni personne ne peut sortir de l’archipel. Sur une petite île protégée des contaminés par la marée vit une communauté de survivants. Spike, 12 ans, dont la mère Isla souffre d’un mystérieux mal, doit bientôt accompagner son père Jamie dans une virée hors de cette enclave protégée. Un rite de passage qui va le confronter au virus et aux enragés pour sa « première mise à mort ». Après un prologue dans le passé qui rappelle avec fureur et fracas la terreur qu’imposent le virus et la mort qui l’accompagne, Danny Boyle capture la sourde froideur de la virée de Spike et de son père. 28 ans après le début de l’épidémie, le monde des survivants est habitué à la mort, à l’odeur pestilentielle de la décomposition. Boyle filme les mises à mort d’enragés avec une inventivité cinétique (ralentis, accélérés, cadres penchés ou images dédoublées) qui démultiplie le choc de l’imagerie, dont surgit un irrespect pour la vie, une incapacité effrayante à l’empathie. Comme si, pour Jamie et ses pairs, la survie justifiait tout. La caméra s’impose là autant comme un personnage accompagnant les personnages que comme une observatrice impitoyable. Et Boyle de regarder ainsi de front l’inhumanité des hommes, la folie exaltée du groupe et ses mécanismes masculinistes dans certaines des séquences les plus inquiètes et misanthropes de son cinéma. En apnée, le spectateur étouffe durant la première heure de 28 ANS PLUS TARD car le film provoque une tout autre forme de sidération que 28 JOURS PLUS TARD : la mort y est devenue normale, presque triviale, sorte de miroir inversé de la communauté de LA PLAGE qui l’ignorait pour qu’elle ne vienne pas salir son paradis. Dans les deux cas : l’Enfer est ici.
Mais Alex Garland et Danny Boyle contestent cette impasse. Grand film punk, 28 ANS PLUS TARD éconduit tout autant le diktat imposé par le monde qu’il filme que celui des codes et recettes du cinéma contemporain. Absolument différent de 28 JOURS PLUS TARD, 28 ANS PLUS TARD ne se refuse aucune audace – le score, composé par le groupe écossais Young Fathers, où s’entremêlent sons furieux, hurlements, mélodies fredonnées ; l’usage d’extraits de vieux films pour signifier le retour du Royaume-Uni à une ère moyenâgeuse. Il ne se refuse aucune image choc, aucun excès gore, aucune idée, même celles que d’aucuns jugeront de mauvais goût, aucune loufoquerie – la toute dernière scène, fantastique de singularité impénitente. Il ne se refuse même pas la poésie. Film comme aucun autre, il ne cesse de muter, de se réinventer. Tout en ruptures de tons acrobatiques – mais, comme souvent chez Boyle, parfaitement maîtrisées –, et en ruptures de rythme intrépides – jamais le film n’est là où on l’attend –, il infuse l’horreur et l’action dans le coming of age avant de se transformer en drame familial déchirant puis en quête initiatique contemplative. « Memento Mori. Tu sais ce que ça signifie ? Souviens-toi de la mort. Souviens-toi que tu vas mourir. » Lorsque ces mots résonnent dans la bouche de Ralph Fiennes, le récit de 28 ANS PLUS TARD a largement dépassé sa moitié. Ces courtes répliques définissent instantanément un sentiment que le spectateur peinait presque à verbaliser, ou qu’il se refusait à identifier. Lors d’un long segment central, Danny Boyle redonne à la mort toute sa signification. Là, en baladant sa caméra dans un temple fait d’ossements, il réifie à l’écran le traumatisme non réglé de la pandémie de Covid, de tous ces morts dont l’invisibilité nous pèse encore sans même qu’on nous encourage à le verbaliser. Et 28 ANS PLUS TARD de s’ériger en méditation sur la mort sous toutes ses formes, ce qu’elle implique, ce qu’elle engendre mentalement, émotionnellement, jusque dans notre ADN. Le film culmine alors dans une splendide et déchirante scène d’hommage aux disparus qui ne trouvera sans doute aucune concurrente en 2025.
28 ANS PLUS TARD réussit à imposer ce récit et ces thématiques, à les mener à bien, tout en instillant une foule de détails annexes qui, peu à peu, s’agrègent pour poser les pierres des deux films qui doivent lui succéder – THE BONE TEMPLE, réalisé par Nia DaCosta, sortira en janvier 2026. Ainsi, ce monde qui oublie ses morts, la mort, ne peut que sombrer dans l’absurde et la folie. La folie d’élans religieux ardents et sectaires ou celle, encore plus terrifiante car prétendument raisonnée, qui pousse une planète à ostraciser un archipel et à surveiller ses potentiels déserteurs comme on traque aujourd’hui des migrants sur des océans-tombeaux. À l’instar de 28 JOURS PLUS TARD, qui avait su réifier les peurs d’un début de millénaire déboussolé par la chute des anciennes idéologies, 28 ANS PLUS TARD se nourrit de névroses très contemporaines, hanté par la peur de populismes et de fascismes qui, macro ou micro, nous éloignent de ce qui nous rapproche et nous lie. À mi-temps du récit, Danny Boyle s’attarde sur la sculpture « Angel of The North » d’Antony Gormley. Les bras grands ouverts de cette silhouette géante qui domine l’horizon dit tout ou presque : notre humanité, ce qu’elle est capable de créer – à commencer par l’art que représente cette sculpture – doit rester un phare accueillant dans la nuit. Preuve, s’il en fallait encore une, que les grands misanthropes comme Danny Boyle ne haïssent pas le genre humain : ils ne tolèrent simplement pas la médiocrité dans laquelle il se complaît.
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Réalisateur : Danny Boyle
Avec : Alfie Williams, Jodie Comer, Aaron Taylor-Johnson, Ralph Fiennes
Pays : Royaume-Uni
Durée : 2h05