UNE BATAILLE APRÈS L’AUTRE

17/09/2025 - Par Aurélien Allin
Pendant sentimental d’EDDINGTON, UNE BATAILLE APRÈS L’AUTRE explore les névroses de l’époque avec une virtuosité incessante, mais jamais épuisante. Paul Thomas Anderson tient son chef-d’œuvre.

« Tu sais ce que c’est, la liberté ? Ne pas avoir peur. Comme ce putain de Tom Cruise. » Paul Thomas Anderson a sans doute fini par s’appliquer à lui-même cette réplique hilarante entendue dans UNE BATAILLE APRÈS L’AUTRE. Il rêvait depuis toujours d’adapter le roman « Vineland » de Thomas Pynchon mais, à chaque tentative, butait sur ce qu’il a parfois appelé une « mission impossible ». Sans doute lui manquait-il la petite étincelle de folie : ne pas avoir peur de trahir le roman plutôt que de le célébrer avec révérence. Cette fois, c’est la bonne : Anderson s’est saisi de ce qu’il aimait le plus dans le livre – une relation père/fille ; un regard sur l’engagement politique – pour en livrer sa propre version, très libre. Et commence par en modifier l’époque : quand le roman de Pynchon explorait le militantisme des 60’s et ce qu’il en restait dans les 80’s, PTA situe UNE BATAILLE APRÈS L’AUTRE au XXIe siècle et, ça n’a rien d’anodin, réalise son premier film contemporain depuis PUNCH-DRUNK LOVE. Le récit évolue à un moment de l’Histoire que le cinéaste a vécu adulte alors, contrairement à sa précédente adaptation de Pynchon, le laborieux INHERENT VICE, portage très fidèle voué à portraiturer la génération du romancier et le cœur nostalgique, presque désillusionné, qui l’animait, UNE BATAILLE APRÈS L’AUTRE impose instantanément une grande modernité et une grande pertinence – dans un monde devenu dingue, que fait-on de ses idéaux ? PTA n’est plus le héraut de Pynchon, il construit un récit aux échos résolument plus personnels et intimes.

D’une longue lignée de révolutionnaires, Perfidia (Teyana Taylor) est membre d’un groupuscule terroriste révolutionnaire, les French 75. Elle y agit au côté de Bob (Leonardo DiCaprio), son compagnon. Qu’ils libèrent par la force un camp de migrants ou qu’ils posent des bombes au nom de la liberté d’avorter, leurs actions prônent la révolution violente comme « seule solution » et mettent à cran le Colonel Lockjaw (Sean Penn, dans un grand numéro glauque et sinistre), suprémaciste qui les traque. Puis Perfidia tombe enceinte et accouche bientôt d’une petite fille… Paul Thomas Anderson, de BOOGIE NIGHTS à INHERENT VICE en passant par THERE WILL BE BLOOD, a souvent chroniqué la manière dont les bouleversements sociaux, politiques et économiques interagissaient avec ses personnages. Des années 2010-2025, il tire un portrait politique sans fard dans UNE BATAILLE APRÈS L’AUTRE, film de gauchiste pour une époque toujours plus droitière, tourbillon de cinéma où la musique percussive de Jonny Greenwood, pulsation free jazz, emballe des images d’une ampleur expansive. Il s’y étale la monstruosité d’un pouvoir sourd au changement, d’un système corrompu par ses idéologies mortifères faites de rejet, d’oppression, d’absurdité, de post-vérité et de narratifs patriotiques bidons, auxquels la violence semble être la seule réponse audible. Ce constat, aussi inquiet que sarcastique (le Colonel reçoit la médaille Bedford Forrest, du nom du créateur du Ku Klux Klan !) Paul Thomas Anderson l’emballe dans un grand spectacle parsemé d’images mémorables, de poursuites automobiles rugueuses, nerveuses ou poétiques. Un long segment central, tout en longs plans dynamiques sans coupe, propulse le spectateur au cœur même de cette folie contemporaine, à coups de déplacements virtuoses, de lumières dignes d’un tableau de Hopper, de répliques et gags hilarants portés par l’irrésistible buddy couple formé par Leonardo DiCaprio et Benicio Del Toro. Une comédie d’action, UNE BATAILLE APRÈS L’AUTRE ? Absolument (mais pas que) : PTA y convoque autant son amour de MIDNIGHT RUN, pour sa rythmique implacable et sa tension comique, que du cinéma des années 30 et ses stars du slapstick. Sans jamais reprendre son souffle et pourtant sans jamais s’asphyxier, UNE BATAILLE APRÈS L’AUTRE hurle, pleure, rit jaune, angoisse et assène ce programme avec une virtuosité plus généreuse qu’écrasante.

UNE BATAILLE APRÈS L’AUTRE est un lapin Duracel, la scène des pétards de BOOGIE NIGHTS étirée sur 2h40, mais cette essoreuse de film n’épuise jamais car derrière sa vitrine de cinéma total rapide et furieux se cache un authentique cœur émotionnel. Une relation père-fille complexe, retorse, souvent drôle, entre Bob et Willa (Chase Infiniti, étonnante révélation). Avec malice, le script d’Anderson réifie littéralement ce qui les différencie, ce vide qui, en dépit de leur amour et tendresse réciproques, apparaît presque irréconciliable, en les séparant : UNE BATAILLE APRÈS L’AUTRE mute rapidement en une longue et inlassable poursuite de Bob pour trouver sa fille, au propre comme au figuré. Un film sur un boomer fatigué qui lutte avec son époque, ses us et coutumes, qui regarde LA BATAILLE D’ALGER son glorieux passé en tête, qui a un sérieux problème avec les portables, les mots de passe et les p’tits copains potentiels de sa fille. De la prestation burlesque, inquiète, terriblement humaine de Leonardo DiCaprio transpirent tous les doutes et les peurs sans doute insondables de Paul Thomas Anderson, père de quatre gosses selon qui « avoir des enfants, c’est ce qu’on peut faire de mieux [de sa vie] ». Dans cette épopée, le cinéaste s’adresse ici à eux, il les met en garde contre tous ceux qui voudraient les mettre au silence. Le futur leur appartient alors comment vivre dans cette Amérique, dans ce monde, si ce n’est en luttant, en refusant l’ordre établi et le déterminisme qui va avec ? Pudique, PTA sait jouer de l’autodépréciation grâce à Bob, sans pour autant jamais flirter avec le cynisme ou la goguenardise. Une mise à nu touchante, foudroyante par endroits. Si bien qu’en dépit de la folie, du bruit et de l’agitation, l’influence la plus vibrante qui émane d’UNE BATAILLE APRÈS L’AUTRE n’est autre que celle, tendre et sentimentale, de Steven Spielberg – la poursuite parentale de SUGARLAND EXPRESS, les routes dévorantes de DUEL et, lors d’un splendide moment suspendu où deux musiques s’accordent en une mélodie, un écho au ballet final de RENCONTRES DU TROISIÈME TYPE. Jamais n’avait-on vu à l’écran, avec autant de précision et de clarté, le cœur de Paul Thomas Anderson. Intrépide à chaque instant, comme ce putain de Tom Cruise.

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Sortie : 24.09.25
De : Paul Thomas Anderson
Avec : Leonardo DiCaprio, Chase Infiniti, Sean Penn, Teyana Taylor
Pays : États-Unis
Durée : 2h42
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