L’ACCIDENT DE PIANO : Entretien avec Quentin Dupieux
Magalie, surnommé Magaloche, est une richissime YouTubeuse star, dont les vidéos font des dizaines de millions de vues de par le monde. Lorsqu’elle décide de prendre un peu de recul dans un chalet après qu’une de ses vidéos a mal tourné, elle est contactée par une journaliste qui lui demande une interview. Magalie n’a jamais parlé à la presse. Mais cette fois, elle ne va pas avoir le choix… Un an à peine après avoir sondé l’ego du cinéma français dans LE DEUXIÈME ACTE, Quentin Dupieux chronique dans L’ACCIDENT DE PIANO une époque où l’image que l’on donne de soi peut irrémédiablement mener à la folie. Créatrice de contenus superstar, « Magaloche » est un monstre. Mais est-elle entièrement responsable de ce qu’elle est devenue ? Tentatives de réponse en 88 minutes d’une tragi-comédie féroce, et dans l’entretien ci-dessous.

Dans une filmographie qui compte entre autres un pneu tueur, une mouche géante, un psychopathe obsédé par sa veste en daim ou un rat qui vomit des substance fluo, L’ACCIDENT DE PIANO est peut-être votre film le plus monstrueux et inquiétant. Mais étrangement, peut-être aussi, le plus proche de nous…
Quentin Dupieux : J’ai toujours pensé que la réalité était bien plus effrayante et bizarre que mes films. C’est d’ailleurs pour ça que ça ne m’intéresse pas, au cinéma, « la réalité ». L’histoire de L’ACCIDENT DE PIANO, sans barrière, sans twist de scénario, ce serait irregardable. Sordide. Il y a du sang partout, des cicatrices, il n’y a pas la place de faire un film. Même si la maladie de Magalie existe – et il ne s’agit absolument pas de s’en moquer –, je l’ai pensée comme un personnage de fiction, quelque part entre Wolverine et Mercredi Adams. Pour raconter quelque chose d’aussi présent aujourd’hui autour de nous que ce monde des influenceurs et des créateurs de contenus, il fallait trouver une façon de décoller de la réalité. Sur le tournage, Jérôme Commandeur m’a dit un jour « C’est la première fois que je joue dans un thriller ». Et je me disais, « mais de quoi il parle ? ». Mais effectivement, il a raison. J’ai emballé toutes mes obsessions, les images que j’avais, ce personnage, dans un monde de cinéma où l’angoisse et l’étrange prennent le dessus. Je ne me suis jamais dit, « je veux parler des gens qui se filment sur les réseaux sociaux et pour ça, je vais écrire un thriller avec un peu de fantastique dedans ». Non, la tension du film, son étrangeté, se sont petit à petit imposées au fur et à mesure du tournage et du montage. Comme si la forme avait trouvé son sujet.
Dès ce premier plan du piano suspendu, il y a une menace. Et la musique prend alors toute la place sur les images, avec ce son très particulier de piano désaccordé très déstabilisant qui recouvre des dialogues. Ça met tout de suite le spectateur dans une position inconfortable…
Au montage, j’ai senti qu’il fallait épurer le film, le tendre littéralement. Et même si le film est drôle, on aurait pu pousser cette histoire vers de la comédie pure. Mais au tournage, inconsciemment, on a senti qu’il se jouait autre chose. Le côté grand-guignol, ça n’allait pas. Il fallait laisser l’histoire prendre toute la place. La musique m’a beaucoup aidé, en effet. Je l’ai enregistrée le jour où on allait lâcher le piano. J’attendais qu’on installe le piano et je vois des mecs s’affairer sur les cordes. J’ai cru qu’ils étaient en train de l’accorder, ce que je trouvais complètement con. Et en fait, ils détendaient au maximum les cordes pour éviter qu’elles lâchent et nous blessent au moment de l’impact. Pour rigoler, je pianote dessus et je me rends compte que ça fait un son incroyable. Comme des percussions avec de temps en temps une note qui ne veut pas mourir. J’ai trouvé ça dingue. On devait lâcher le piano le lendemain matin, très tôt. J’ai appelé mon ingé son et je lui ai dit de venir une heure en avance. Avec deux micros, on a enregistré. J’ai joué une heure, à 5 heures du matin, dans cette carrière déserte. Et quand j’ai mis ce son sur les rushs, ça a pris une direction folle, que j’ai suivie.
Vous filmez Magalie, cette influenceuse, comme un monstre mais aussi comme une enfant. D’abord effrayante, elle devient pathétique et finalement émouvante…
Il n’y aurait rien de plus facile à mon avis aujourd’hui que de faire un film pour dire que les créateurs de contenus sont des connards. On ricanerait, tout le monde serait content. Mais le vrai problème, c’est le système, ce ne sont pas les gens qui l’utilisent. Je comprends parfaitement qu’aujourd’hui tu préfères te filmer en faisant des conneries plutôt que d’aller bosser à La Poste. Tu es mille fois plus valorisé et rémunéré. C’est humain. Mais c’est fou que ce soit devenu comme ça. On a ouvert aux gens une sorte de voie royale des enfers qui les pousse à devenir eux-mêmes un produit. Il faut « se vendre ». Quand tu regardes le parcours des YouTubeurs star, tu te rends compte qu’ils sont tous passé par la case burn-out. Sans s’en rendre compte, ils ont mis le doigt dans un engrenage. C’est une course qui ne s’arrête plus. S’ils font 100 000 vues de moins que la veille, ils deviennent fous. En fait, ce système a capitalisé sur nos failles narcissiques et les réseaux ont rendu les gens malades. Malade du succès, malade de la rentabilité, au sens presque clinique du terme. On devient physiquement malades de ce système. Je voulais que le film raconte ça. La folie, non pas comme un truc spectaculaire, un peu marrant. Mais vraiment la maladie de cette fille qui n’existe qu’en faisant ce qu’elle fait sur les réseaux. Magalie ne sait pas exister autrement. Je ne cherche ni à l’excuser, ni à la plaindre. Mais à la regarder.
Dans une scène, on découvre comment Magalie a l’idée de se filmer. Elle regarde l’émission JACKASS avec son père. Et c’est la première fois, dans votre cinéma, que vous faites référence dans le récit à quelque chose qui se raccroche à notre réalité. Pourquoi ?
Pour moi, JACKASS, c’est le début du bordel. C’était du génie et c’était effrayant de connerie. Des gamins de 20 ans à qui on a filé trois caméras et qui se filment en train de se faire mal. Et tout le monde se marre. Juste avant, il y avait « Vidéo Gag » où tu filmais ton môme en train de s’étaler et tu l’envoyais à la télé pour faire rire tout le monde. JACKASS c’était extrême. Et c’était réel. C’est ça qui nous fascinait. À partir de là, tout est devenu possible. JACKASS, c’est le début de la télé-réalité, de Lena Situations, de McFly & Carlito, de Squeezie… Magalie, quand elle voit son père se marrer devant JACKASS, elle se dit qu’elle peut faire la même chose. C’est le début de la folie. Ces gens ne vivent que dans le regard des autres et nous en sommes responsables. Ils sont comme Freddy Krueger : ce sont des monstres qu’on a créés. Le personnage de Karim Leklou était important pour ça. Il admire Magalie, il la voit et ne la lâche plus. Mais tout ce qu’il veut, c’est une photo. Il veut juste attraper une image. Elle n’existe plus, Magalie. Elle est devenue « Magaloche ». Il est amoureux d’une image, d’une photo. Elle a beau être devant lui, ça ne l’intéresse pas. Il veut sa photo, rien de plus. Et Karim amène à ce type paumé une humanité, une drôlerie essentielles pour éviter l’aigreur. Je ne juge et condamne personne. Mais ne me demandez pas de trouver l’époque formidable.
« J’ai toujours pensé que la réalité était bien plus effrayante et bizarre que mes films. C’est d’ailleurs pour ça que ça ne m’intéresse pas, au cinéma, « la réalité ». »
Comment réussissez-vous à emmener Adèle Exarchopoulos aussi loin ?
Elle y va toute seule. C’est ça qui est génial, avec Adèle. Elle a un génie du jeu, un truc jusqu’au-boutiste qui fait qu’elle peut tout jouer. Déjà sur MANDIBULES, elle nous avait tous bluffés. Elle était très inquiète à l’idée de débarquer sur le plateau. Ça faisait quinze jour qu’on tournait avec Grégoire Ludig et David Marsais et on était déjà très loin dans le bizarre et le débile. Elle déboule, elle fait sa première scène et là, d’un coup, elle met tout le monde par terre. Elle a tous les curseurs à fond, tout de suite. C’était sidérant. On l’emploie beaucoup pour son sens du réalisme et sa capacité à habiter l’écran. Mais c’est aussi une grande actrice burlesque. Elle utilise son corps et sa voix comme personne. Au montage, je me suis rendu compte à quel point elle était un mélange de Jack Nicholson dans SHINING et de Jim Carrey. C’est vraiment une phrase à la con mais cette fois-ci, c’est vrai : elle a complètement disparu derrière le personnage. La coupe de cheveux, les vêtements à la Zézette du PÈRE NOËL EST UNE ORDURE, les bagues aux dents, la diction… On oubliait que c’était Adèle. Je crois qu’elle a vraiment pris ce rôle et ce film comme un terrain de jeu. Elle pouvait dire les pires horreurs à Jérôme Commandeur, ça l’a beaucoup amusée, je crois.
Jérôme Commandeur fait son entrée dans votre cinéma, comme Sandrine Kiberlain. Et face à Magalie, ils incarnent d’autres types de monstres…
Jérôme, j’aime sa bonhomie. C’est quelqu’un de foncièrement sympathique. Il met tout le monde d’accord, tout le monde à l’aise. C’était donc d’autant plus intéressant et drôle de lui proposer le rôle de ce souffre-douleur. Parce que tout de suite, on le plaint, tout de de suite, on se demande pourquoi ce type subit ça. Et en même temps, Jérôme joue les ordures avec grand plaisir, donc on sent bien que ce mec n’est pas net non plus. Il pourrait arrêter tout ça. Il voit bien que sa boss est tarée, que cette gamine va très mal. Mais il gagne sa vie avec ça alors il ferme les yeux et il encaisse. Qui est le monstre des deux ? Même chose : tout le monde aime Sandrine Kiberlain. Mais cette journaliste, au fond, ce n’est pas la vérité, qu’elle veut. C’est le papier qui la rendra célèbre. Mais elle se trompe. Elle va se confronter au vide. Quand elle entend Magalie dire qu’elle est une artiste, elle ne peut pas s’empêcher de la juger. L’austérité du personnage de Sandrine Kiberlain, la façon très droite qu’elle a de jouer cette femme, crée pour le spectateur un sentiment bizarre. On n’est ni avec Magalie ni avec elle. Donc tout peut arriver.
Elle pose une question cruciale à Magalie : « Pourquoi continuez-vous, alors que vous êtes libre de ne plus le faire ? ». Pourquoi c’est cette question précisément qui déclenche tout ?
Parce que c’est la bonne question. C’est quoi le « but » de tout ça ? Qu’est-ce qui la pousse à se mutiler devant des caméras ? Elle confronte Magalie à sa propre folie. Si ce n’est pas pour l’argent qu’elle fait ça, pourquoi ? Et c’est une question qu’on devrait se poser plus souvent, je crois, face aux réseaux. Pourquoi ces gens font ça ? Est-ce que c’est sain d’être complice de ça ? Je pense qu’on est tous devenu insensibles à ce qu’on voit. Et je voulais justement que la fin raconte ça. On ne sait plus faire la différence entre ce qui est mis en scène et ce qui est vrai. Tout est un spectacle. Magalie doit plaire à ses fans. Leur donner ce qu’ils veulent. Plaire aux sponsors. Alors ça continue.
Est-ce que c’est une façon de parler de vous, aussi ? Parce qu’après 14 films, on pourrait vous poser la question : pourquoi continuez-vous, alors que vous êtes libres de ne plus le faire ?
Bien sûr qu’il y a un peu de moi dans Magalie. Mais dans mon cas, tout est plus simple, je crois. Je fais des films parce que j’ai envie de raconter des histoires. Ça m’amuse. Le cinéma est un outil. Et à chaque fois j’ai l’impression de trouver une autre manière de l’utiliser. Je teste des trucs, je cherche, je sens que de film en film, je commence à mieux comprendre cet outil. Je ne dis pas que je maîtrise le cinéma, pas du tout. Je sais juste que dans L’ACCIDENT DE PIANO, il y a des scènes, il y a un ton, une façon de raconter une histoire dont j’étais absolument incapable il y a deux ans. J’ai la chance de pouvoir chercher et créer en même temps. Personne n’attend de moi un truc précis. Je peux faire LE DEUXIEME ACTE, DAAAAAALI !, ou L’ACCIDENT DE PIANO, aucun film ne se ressemble. C’est un privilège, je crois. Je ne sais pas comment font ces mecs qui font toujours le même film avec trois personnes qui discutent dans un appartement. Je n’arrive pas à écrire, à appeler des comédiens, si je n’ai pas le sentiment qu’il y a un terrain de jeu nouveau, un territoire à explorer. À chaque film, je cherche, j’apprends. En espérant pouvoir toujours aller plus loin.
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De : Quentin Dupieux
Avec : Adèle Exarchopoulos, Jérôme Commandeur, Sandrine Kiberlain, Karim Leklou
Pays : France
Durée : 1h28