Cannes 2025 : EDDINGTON
EDDINGTON s’ouvre sur les pieds sales et abîmés d’un clochard qui, au bord d’une route, éructe des propos incohérents. Tout habitué au cinéma d’Ari Aster notera que l’homme bêle presque. Serait-il l’incarnation de la Bête ? Avec ses courts et ses longs, le réalisateur a tant habitué à des bascules extrêmes qu’il a créé chez son public comme des réflexes pavloviens, des attentes un peu bêtement gravées dans le marbre. Si bien qu’EDDINGTON, plus classique et ancré dans le réalisme, nécessite presque un temps d’adaptation. Comme s’il avait tourné une page avec son film-somme BEAU IS AFRAID, Aster se réinvente ici (presque) entièrement. « Presque » car on retrouve bien évidemment son ADN – la notion de cauchemar éveillé, notamment, et une appétence évidente pour le chaos et l’inconfort. Reste qu’EDDINGTON rebat les cartes. Dans cette petite ville du Nouveau-Mexique, un shérif un peu idiot et très à cheval sur ce que l’idée de l’Amérique peut offrir n’aime pas trop qu’on le force à porter le masque. On est en mai 2020, le Covid fait rage. Mais Joe, bien qu’asthmatique (!!), ne comprend pas qu’on ne respecte pas le choix des autres – surtout que, il l’assure, il n’y a pas de Covid à Eddington. À partir de là, Aster déroule un long portrait de cette bourgade, cette prétendue « communauté » où, en fait de tissu social, tout le monde se déteste, se jalouse, s’insulte et se méfie. Ari Aster avait jusque-là bâti des films-monde qui ne semblaient ressembler qu’à eux-mêmes. Ce qu’il observe ici, ce n’est pas tant son univers, celui qui vit dans son cerveau, mais le monde tel qu’il existe. Et EDDINGTON, comme un AFTER HOURS en plein désert, de graduellement glisser vers une folie douce où le dialogue de sourds est la norme. Cette mise en scène de la connerie, celle des théories complotistes et de l’outrance des réseaux sociaux conduit EDDINGTON à une grande agressivité où personne ne trouve grâce aux yeux d’Aster. Ses personnages sont mal aimables au mieux, détestables au pire et le cinéaste de rentrer dans le lard de tous ceux qui passent, y compris les jeunes libéraux woke – peut-être même qu’il flagelle là le milieu dont il est issu. Agressif, EDDINGTON l’est jusque dans ses choix esthétiques, qui délaissent l’artificialité qui caractérisait jusque-là tout son cinéma – la superbe photo de Darius Khondji esthétise le naturalisme et appuie sur ses ombres au point de cacher certains visages et regards ; la musique de Bobby Krlic et Daniel Pemberton distord les sons dans des envolées bruitistes qui portent chaque élan de fièvre. Comme un disciple de Lars Von Trier, le romantisme en moins et le cynisme à distance en plus, le Ari Aster d’EDDINGTON n’a pas besoin de faire de son clochard l’incarnation de la Bête, de faire basculer son récit dans l’horreur ou le fantastique. Tout est déjà là, devant nous, chaque jour. Comme à l’époque de BEAU IS AFRAID, on repense à ce dialogue de son court-métrage C’EST LA VIE, décidément fort à propos : « Vous savez ce que disait Freud de l’horreur ? C’est quand la maison n’a plus l’air d’en être une. Quand elle devient effrayante. » Qu’il s’agisse de l’Amérique ou du reste du monde, notre maison fout aujourd’hui très clairement les jetons. Alors Aster filme son inexorable dérive vers la folie, puis le chaos nonsensique – l’incroyable morceau de bravoure de la fin du deuxième acte – auquel les plus barjots et les plus dangereux donneront le sens qui les arrange. Si jusqu’à présent Ari Aster avait parfaitement su prendre le pouls de ses propres névroses, il a cette fois le doigt fermement posé sur la jugulaire du monde et de l’époque. Une nouvelle page passionnante dans sa filmographie.
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Réalisateur : Ari Aster
Avec : Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Emma Stone, Austin Butler
Pays : États-Unis
Durée : 2h25