SINNERS
Décomplexé par ses succès dans le cinéma de super-héros (BLACK PANTHER 1 & 2), autorisé par une industrie séduite par le cinéma de genre afro-américain et influencé depuis très jeune autant par LA QUATRIÈME DIMENSION (il cite l’épisode LES FUNÉRAILLES DE JEFF MYRTLEBANK en référence) que par les films de Robert Rodriguez ou de John Carpenter, Ryan Coogler livre son premier film d’horreur et met dans le mille. Lui qui avait toujours travaillé soit avec la réalité (FRUITVALE STATION ou la mort d’Oscar Grant tué par un agent de police) soit dans des mondes préexistants (ROCKY pour CREED, les comics Marvel pour BLACK PANTHER), crée sa propre mythologie, non sans s’adosser tout de même à l’un des grands mythes de la musique : le pacte signé avec le Diable du bluesman Robert Johnson, un soir d’errance au début des années 1930 à un croisement près de Clarksdale, Mississippi. C’est ainsi qu’on expliqua son talent surréaliste, à une époque où le vaudou était très présent dans la région. Le blues, hanté notamment par les fantômes des esclaves, possède une aura surnaturelle qui est le point de départ de Coogler pour SINNERS.
Il situe son histoire à Clarksdale, lui aussi : un dimanche matin, la messe du pasteur Jedidiah (joué par le musicien Saul Williams) est interrompue par l’irruption de son fils Sammie (Miles Caton, dans son premier rôle au cinéma), terrifié, un manche brisé de guitare à la main. Le vestige, immédiatement identifié par son père comme un signe du mal, manifeste d’une nuit sanglante. La veille, les jumeaux Smoke et Stack – joués par Michael B. Jordan dans une double performance très maîtrisée – revenaient depuis Chicago dans le Mississippi, de l’argent sale et des bouteilles d’alcool plein les poches, pour ouvrir un jukejoint. Quelques répliques sibyllines et chuchotements fébriles suffisent à présenter les canailles et leur aura dévorante : des anciens soldats qui ont combattu en Europe, des hommes de main d’Al Capone qui se sont enrichis sous la Prohibition, des entrepreneurs-nés qui ont à la hâte quitté le Nord, pas plus progressiste que le bon vieux sud raciste. Ils ont jeté leur dévolu sur une gigantesque grange louée par un blanc à l’air vicelard, qui leur assure que le Ku Klux Klan a disparu de la région. Smoke et Stack recrutent aussi des musiciens, dont Sammie, leur cousin à la voix et aux doigts d’or, et Delta Slim (Delroy Lindo), pianiste habité. Chacun des jumeaux est confronté à son péché originel : des femmes qu’ils ont abandonnées jadis dans des états de désespoir terrible, Mary (Hailee Stenfield) pour l’un, Annie (Wunmi Mosaku) pour l’autre.
Mais ce soir, les vieilles rancœurs n’ont plus cours. La communauté de Clarksdale vient inaugurer l’établissement de Smoke et Stack, dans une soirée sulfureuse et envoûtante. Voilà que lorsque Sammie se met à chanter, Ryan Coogler, dans un geste héroïque et sidérant de cinéma, brise le quatrième mur et fait voyager la musique dans le temps, imposant sa séquence comme la genèse de toute la culture musicale noire. Ce twist habile (doublé d’un deuxième, post-générique), qui brouille passé, présent et futur, lui permet aussi de s’inscrire dans la lignée américaine de l’afrofuturisme, rappelant le pouvoir émancipatoire de la musique, mais aussi du récit de genre, sur la condition des Noirs – le sexe, composante inséparable du genre, est d’ailleurs bien plus présent ici que dans les autres films de Ryan Coogler. Mais comme il l’avait fait dans BLACK PANTHER en orchestrant l’affrontement entre l’idéologie pacifiste de T’Challa et l’idéologie révolutionnaire de Killmonger, le réalisateur interroge le lien entre libération, criminalité et violence en partant du mythe-même du blues, qui fraie avec le Diable tout en exorcisant de profondes douleurs. Ainsi frappent à la porte au milieu de la soirée des blancs-becs, menés par Remmick (Jack O’Connell et son sourire charmant et carnassier), cherchant à se faire inviter. Leur banjo à la main, ils en appellent à la fraternité entre musiciens, entonnant un air country qui jure avec la beauté quasi-ésotérique du blues qu’on joue à l’intérieur. Ce sont des vampires et accessoirement, pour certains, des gars du KKK. Voilà pour la métaphore qui fonctionne d’autant plus que Remmick ne veut pas la simple mort des Noirs mais leur ralliement à la « secte » vampirique. Car Remmick, Irlandais d’origine, puise sa haine de la spoliation de ses terres par les Anglais, explique-t-il. Ce qu’il pense être la porte d’entrée d’une solidarité entre opprimés. De ces parallèles historiques, Coogler tire donc une réflexion sur l’avilissement comme base de toute violence et sur la violence comme source d’émancipation. Bien sûr, tout ne sera pas si simple car comme dans tout bord fasciste, rallier ses victimes à sa cause ne tue jamais l’idéologie mortifère originelle. Des vampires noirs en transe au son d’une ritournelle de néo-quakers, c’est l’une des images les plus stupéfiantes de ce SINNERS complètement azimuté.
Un spectacle morbide et gore, vachement amusant, qui fait passer Ryan Coogler, jusque-là un peu contraint par des garde-fous – qu’il s’agisse de la matière très chartée qu’il utilisait pour ses films ou de la pression d’être l’un des rares Afro-américains à travailler dans le système des studios –, à un niveau de générosité supérieur. Ce lâcher-prise se ressent jusque dans le travail de la directrice de la photo, Autumn Durald Arkapaw. Si sur BLACK PANTHER 2, son travail avait été pourri par de piètres effets visuels, ici elle effectue un travail remarquable sur l’image – le film est tourné en 65mm – notamment sur les nuits enflammées. Et à l’instar de MICKEY17 et de l’effet totalement organique du double personnage joué par un seul acteur, aucune faute technique ne vient entacher l’illusion des jumeaux à l’écran incarnés par Michael B. Jordan. Ce double héros – dont on pourrait penser qu’il est la star du film – cache en fait l’identité du vrai protagoniste, Sammie, dont c’est ici le récit d’apprentissage. SINNERS est d’ailleurs tout en fausse piste, puisque comme dans BLACK PANTHER avant lui, la notion d’héroïsme détonne ici avec le tropisme hollywoodien et privilégie le groupe à l’individu. « Nous, les Afro-américains […] avons toujours été attaqués en tant que communauté, en tant que groupe », assure le cinéaste, expliquant ainsi ne pas croire au héros providentiel mais plutôt à la force du collectif. Le plaisir du film, c’est donc sa mosaïque de personnages très écrits, dont aucun ne fait office de faire-valoir. Car au-delà de ses images marquantes et de sa perfection technique, SINNERS est aussi un film d’écriture, une expérience hyper charnelle certes mais aussi très théorique, à l’image du score conceptualisé par un Ludwig Göransson des grands jours, une musique qui démarre au tréfond du bluegrass pour être progressivement envahie par l’électrique. Devant ce tissu artistique d’orfèvre, un seul constat : SINNERS s’impose comme une forme de blockbuster d’auteur qui pourrait bien sauver Hollywood de lui-même.
Crédits photo : Eli Adé // Copyright: © 2025 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved.
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Réalisateur : Ryan Coogler
Avec : Michael B. Jordan, Miles Caton, Jack O’Connell, Hailee Steinfeld
Pays : États-Unis
Durée : 2h17