Cannes 2024 : AN UNFINISHED FILM / CHRONIQUES CHINOISES
Été 2019. Un réalisateur rallume un vieil ordinateur. Sur le disque dur, il retrouve le matériau d’un projet entamé à ses débuts, dix ans auparavant, jamais terminé faute de moyens. Il décide de l’achever mais, alors qu’il reste quelques jours de prises de vue, une épidémie s’en mêle… CHRONIQUES CHINOISES porte merveilleusement son titre original, AN UNFINISHED FILM, pour diverses raisons. Tout d’abord parce qu’il ne semble jamais fixé sur une chose et mute perpétuellement au fil de son récit. Il crée initialement le trouble, avec sa mise en abyme où entrent en collision l’esthétique du cinéma-vérité et une fiction gigogne, dont on peine souvent à démêler les frontières. Puis, lors d’une transition splendide de romanesque, Lou Ye passe des vieilles images tournées par ses personnages en 2009, à celles mises en boîte fin 2019, ellipse défiant le temps et ses aléas. Débute alors le journal de production d’un film dont on ne veut pas vraiment savoir s’il est réel ou pas – même en partie –, parce que ce qu’il dit sur la responsabilité de chacun envers son passé et ses rêves de jeunesse est trop délicat pour être défloré par une définition toute faite. Ce mystère porte le spectateur, pour mieux le dérouter lorsque AN UNFINISHED FILM mute à nouveau et embrasse subitement une réalité concrète : le Covid. Le public a beau avoir un temps d’avance sur les personnages, savoir de quoi il retourne, ce qu’est ce virus, où il va mener le monde, Lou Ye parvient à projeter son récit et son spectateur dans l’effroi de l’incertitude. En une sorte de found footage usant des codes du thriller et de l’horreur, AN UNFINISHED FILM chronique avec une maestria étouffante, mais aussi ce qu’il faut d’incongruité, voire de légèreté, les premiers instants de la pandémie. Là, de nouveau sous nos yeux, sont dépeints l’inconnu, la spéculation, la rumeur, la méfiance. Et la panique : lors d’une imparable séquence de mise en quarantaine d’un hôtel, Lou Ye regarde les yeux dans les yeux la déshumanisation qui accompagne l’épidémie, et les mesures, tantôt de bouts de ficelle, tantôt extrêmes et violentes, prises par les autorités. Au point qu’une question se pose : comment AN UNFINISHED FILM a-t-il bien pu passer les mailles du filet de la censure chinoise ? À grand renforts de split screens, d’images d’archives sidérantes – l’hommage aux morts à Wuhan le 4 avril 2020 –, d’écrans de téléphones qui auront rarement été aussi beaux, organiques, voire poétiques au cinéma, Lou Ye fait se télescoper trivial et gravité, il incarne le désincarné et crée du lien alors que ses personnages sont coupés de tout – chaque scène de visio entre l’acteur star et son épouse sont vibrantes de justesse. Voir un tel film en salles, entouré d’autres spectateurs venus de tous horizons, se transforme en expérience transcendante et cathartique car Lou Ye recrée l’expérience la plus universelle qui ait été. Tout le monde a vécu ce que traversent ses personnages. Tout le monde comprend, peu importe son âge, sa culture. Alors que le récit bascule de plus en plus dans le documentaire et qu’il arrive à son terme, Lou Ye semble se faire plus hésitant, comme s’il ne savait pas comment conclure son film. Là réside justement toute sa beauté : il met en scène un suspens, quelque chose d’irrésolu, comme ce trauma, encore béant, qu’a laissé le Covid. Ce « film inachevé » est autant celui de son protagoniste que le sien, que celui de nos vies à tous.
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Réalisateur : Lou Ye
Avec : Xuan Huang, Hao Qin, Ming Liang
Pays : Chine
Durée : 1h46