Cannes 2024 : MISÉRICORDE
Les films d’Alain Guiraudie ont l’élégance, depuis ses débuts, d’être des échappées. Des films qui regardent de travers le monde, les gens, les sentiments. MISÉRICORDE ne déroge pas à la règle mais il prend le cinéma de Guiraudie lui-même de travers. Là où d’ordinaire, le cinéaste filme la campagne verdoyante, le soleil qui écrase les corps, les couleurs qui éclatent, ce nouvel opus est un film d’automne, un vrai. Magnifiée par le travail de la chef opératrice Claire Mathon, cette nature sur le point de mourir devient le décor à la fois oppressant et doux d’un film comme un conte. Une sorte de Twilight Zone du sentiment, une petite nouvelle d’Hitchcock qui déroute le spectateur.
Dans les pas de Jérémie, jeune homme taiseux (la révélation Felix Kysyl), on découvre le village mort-né de Saint Martial où tout semble être figé dans le temps. En quelques plans, avec un vrai sens du détail, Guiraudie nous donne à voir un monde qui a vieilli, un endroit qui a été mais n’est plus. Là, dans une maison de famille qui n’est pas la sienne, Jérémie devient l’étranger. Venu pour l’enterrement de son ancien patron boulanger, père de son ami d’enfance, Jérémie reste, s’éternise auprès de Martine, désormais veuve (Catherine Frot, inattendue mais finalement évidente chez Guiraudie). Le temps d’une première partie étrangement oppressante, Guiraudie filme une menace invisible, le sentiment que quelque chose se dérègle et va mal finir. Cette veuve trop calme, ce fils trop en colère (impressionnant Jean-Baptiste Durand, tout en violence contenue), ce curé qui regarde de travers, cet étranger qui n’a rien à faire là… Quelque chose de la mort et du désir circule entre tous ces personnages et fait monter la tension. Surtout, Guiraudie nous déroute car il ne nous donne pas exactement ce que l’on attend de son cinéma. Il joue avec nous, à la manière d’un Hitchcock, créant un suspense qui tient autant du récit que de ce que nous imaginons des routes qu’il pourrait prendre. Quand enfin, la violence éclate, elle glace et pose question. Proie et chasseur se confondent, on ne sait plus quoi penser, quoi ressentir et un peu dans la veine des grands romans noir de Patricia Highsmith, Guiraudie nous invite à ne pas juger. À éprouver la culpabilité même de ses personnages dans un récit de plus en plus sombre et cruel. Une spirale qui transforme ce petit village perdu en labyrinthe.
Film de deuil (de l’enfance, du désir), MISERICORDE est aussi un film de possession. Aimer l’autre pour le garder pour soi. Tout ça raconté avec l’élégance du conte, la précision du film noir et la poésie singulière de Guiraudie.
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Réalisateur : Alain Guiraudie
Avec : Félix Kysyl, Catherine Frot, Jacques Develay
Pays : France
Durée : 1h42